Fractalize - Prophet Of Despair, Void et Immersion

Froide rage

Au croisement des années 2000 et 2010 émergeait le "djent". Genre désormais reconnu en tant que tel mais dont la définition et les frontières sont toujours controversées, le djent est sûrement le sous-genre de metal qui a le plus marqué la dernière décennie. Je ne parle pas en succès critique ou commercial mais bien en influence, le djent finissant par récemment déteindre sur les scènes qui l'ont enfanté, à savoir le prog et le metalcore. Plusieurs groupes ont repris le palm mute caractéristique du djent à leur compte, Architects et After The Burial, pour ne citer qu'eux, l'incorporant à leur son.

Une tendance apparue dans la scène ces dernières années est de toujours aller plus bas, accorder ses cordes en-dessous de tout ce qui a existé auparavant. De chercher si profond que cela pourrait parfois aller trop loin. Récemment, Reflections s'est engagé dans cette voie. Mais le premier groupe m’ayant donné cette impression est Fractalize.

Seule information connue à son propos, le groupe vient tout droit de Chisinau, capitale d’une Moldavie prise entre la Roumanie et l’Ukraine. Il n’y a pas besoin d’en savoir plus quand on lance ses deux EP sortis depuis 2016. Car ce qu’on a surtout besoin de savoir en les écoutant, c’est ce qu’il se passe. Si vous n’êtes pas prévenus, la lourdeur sera dure à encaisser.

Il faut dire que Fractalize pousse très loin l’expérimentation sur ces EP. Dans l’option où vous trouveriez le djent de Meshuggah, Veil Of Maya ou Monuments trop lourd, je vous recommande de passer votre chemin. L’artiste Moldave s’est accordé plus bas, a effacé les quelques nuances qu’il y a chez les groupes cités plus haut et a encore poussé la distorsion du son.

Les pochettes expliquent très bien la sensation de faire face à sa musique : écouter ces morceaux, c’est tomber face à une créature biomécanique au milieu d’une balade en pleine nuit noire. On aura beau essayer de déceler une infime couleur autre qu’une variante du noir, ce sera impossible. La musique transpose très bien cette sensation d’intense oppression, impression rarement aussi bien mise en valeur.

Un petit retour sur les trois particuliers EP sortis à ce jour s’impose donc.

Prophet Of Despair [2016]

Prophet_Of_Despair_Fractalize

Les premières secondes de la première sortie du groupe moldave peuvent induire en erreur sur ce à quoi on fait face. L'introduction pourrait faire penser à un morceau de djent assez “commun” bien qu'un peu plus grave que d'habitude. On entend le palm mute caractéristique de ce style, une piste d'ambient assez sombre en fond et des guitares clean sous-accordées pour poser une ambiance sans lumière. Les riffs saccadés tiennent un groove accrocheur et on retrouve également des polyrythmes. Pour tout connaisseur du genre, nous sommes en terrain connu.

Puis une première alerte survient : à 1:50, des effets que Car Bomb ne renierait pas viennent déranger le groove qui nous guidait jusque là. On sent que quelque chose se tapit là où on ne peut le voir. Ce quelque chose nous saute dessus sans prévenir plus tard, à 2:38. Cette bête n'est pas identifiable, mais c'est sûrement une pédale d'effet adaptée aux 8-cordes jouant ce son d'une autre planète. Le ton des guitares devient absolument terrifiant de lourdeur, ne nous lâchant plus jusqu'à la fin du morceau où il nous laisse seul, apeuré au milieu de la nuit noire. On ne peut que redouter sa prochaine attaque, tel le "prophète du désespoir" du titre.

Visions est un morceau plus "classique" où le va-et-vient de votre tête sera de mise. Cependant la lourdeur est toujours là, tout comme l'ambiance lugubre au possible, les guitares clean restant pour nous immerger dans cette mer de noirceur.

Vous aurez exactement 2 secondes pour vous remettre de cette deuxième baffe car Suneater, troisième et morceau final de l'EP, ne montre absolument aucune retenue pour vous écraser. Dès l'intro, Fractalize vous enfonce six pieds sous terre avec les basses les plus lourdes que vous n'ayez jamais entendues, à part peut-être chez Reflections. Un utilisateur de YouTube a parfaitement exprimé le ressenti qu'on a face à ce monstre : “c’est donc comme ça que sonnent les câbles de ponts suspendus quand on joue avec”. La descente d’organes est immédiate, inévitable et sera ressentie sur tout le morceau.

En trois morceaux, Fractalize réussi à poser une identité pouvant se résumer - un peu simplement sans pour autant mentir - à aller plus bas que tout ce qui se faisait auparavant. La recette consiste à proposer des riffs de djent propres à nous briser la nuque, entrecoupés de ponts de quelques secondes où seules subsistent la piste d’ambient et les guitares clean, avant que le groupe ne revienne nous asséner une gigantesque baffe de metal sous-accordé.

Void [2017]

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Le single sorti en 2017 est la suite directe de Prophet Of Despair, s'enfonçant encore dans l'obscurité que l'on présage funeste. Le morceau n'est pas forcément plus lourd que les précédents, mais l'ambiance renforce encore cette impression d'inexorable apocalypse. C'est aussi le premier morceau où Fractalize va peut-être trop loin, les effets des guitares devenant presque boueux. Le pont à la fin du premier tiers en est symptomatique, ce sous-accordage intéressant (ou amusant selon les points de vue) devient presque inaudible, nous laissant dans l'incompréhension face à ce que joue l'artiste .

Immersion [2019]

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A l'instar des précédentes productions, le dernier EP en date ne fait pas dans la dentelle et la subtilité. On retrouve toujours ces guitares sous-accordées, cette lourdeur et les riffs saccadés jouant sur les polyrythmes. Mais cette fois-ci, les morceaux sont beaucoup plus concis, dépassant à peine les 3 minutes dans la plupart des cas, les sept chansons de l’EP tenant en à peine vingt minutes.

Dans Immersion, c’est l’ambiance qui est sur le devant de la scène, les guitaristes étant plus en retrait que sur les EP précédents. Fractalize insiste pour nous immerger au milieu de cette nuit sans lune. Des passages ambient imprègnent les titres de leur obscurité malsaine tandis que les guitares sont moins démonstratives, pesant simplement sur nos épaules affaissées. Pour qu’on le ressente correctement, les morceaux sont plus lents, les notes ayant tout le temps de nous écraser. L’utilisation d’effets se sent plus, comme si ce qui était face à nous n’était pas simplement fait de chair, ce que tend à indiquer la pochette. Le groove des titres se remarque aussi plus qu’avant avec l’utilisation de discrètes mais efficaces notes étouffées.

Cependant, retenir les morceaux est plus difficile sur cet EP, l'œuvre étant trop homogène pour véritablement pouvoir les différencier. L’expérience est toujours aussi incroyable mais moins appréciable que sur Prophet Of Despair où les morceaux avaient le temps d’évoluer et d’avoir ainsi une identité propre, chose moins audible ici.

Fractalize représente finalement bien la bête qu'on entrevoit dans sa musique : le groupe, comme son line-up, est indéfinissable à ce jour et les informations auxquelles nous avons accès sont rares. Son message, s'il y en a un, est furieusement bien caché, à moins qu'il consiste simplement en cette violence sourde et brutale qui semble ne pas avoir de justification.

Il faut, d'une certaine façon, être un peu masochiste pour apprécier se faire démolir sous les assauts de cette créature. L'écoute, bien qu'intéressante et cathartique, finit rapidement par devenir trop douloureuse à moins d'avoir un gros fardeau à évacuer. Les EP sont monolithiques, glaciaux et vous ne recevrez aucun réconfort des onze morceaux les parcourant. Les coups répétés des 8-cordes usent très vite, même en étant prévenu, et la joie de les recevoir ne suffira pas forcément à mieux supporter le poids que l'artiste fait peser sur vous.

Observer la créature depuis une distance sûre est une expérience que je vous recommande, mais plonger au milieu de sa cage est une initiative que je vous déconseille tout autant.

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