The Caretaker - Everywhere At The End Of Time - 4ème partie

ANÉANTIR PAR EMPATHIE [Conclusion]

Avant-propos : cet article est la dernière partie du dossier sur Everywhere At The End Of Time. Si vous ne l'avez pas fait, nous vous conseillons de préalablement lire la première, la seconde et la troisième partie avant de commencer cette lecture.

“BEAUTY LIES IN THE EYES OF THE BEHOLDER”

Au travers des trois premières parties, je pense vous avoir fait comprendre que Everywhere At The End Of Time est une œuvre très poussée, difficile à vivre et complexe à appréhender dans son entièreté. Si toute composition artistique est subjective et soumise aux regards singuliers de ses spectateurs, le cycle de James Leyland Kirby amène à considérer la chose un peu différemment d’autres créations.

Premièrement, contrairement aux artistes explorant une idée sur une chanson voire sur un album, le britannique défonce le degré d’immersion avec six albums et autant d’heures sur un seul sujet. Cela permet d’en explorer toutes les facettes et ainsi d’engager plus profondément le public. Deuxièmement, le sujet est suffisamment universel pour qu'il résonne à travers la musique chez le spectateur, quelque soit sa situation.

De par sa thématique et la forme qu’il utilise pour la traiter, ce cycle va avoir un affect très différent pour chaque auditeur, bien plus que pour d’autres ouvrages. Par exemple, des proches de personnes touchées par la maladie vivront les albums sous un autre angle que ceux ne connaissant que de nom la démence. Il n’y a qu’à regarder la vidéo regroupant tous les albums sur YouTube : les avis balayent le spectre des réactions possibles face au mastodonte de Kirby (je vous recommande d'ailleurs de prendre le temps d'en lire). En ce sens j'estime qu'il est important que j'explique mon expérience dans les prochains paragraphes afin de pouvoir pleinement transmettre ce que l'hexalogie m'a apporté dans ma vision du quatrième art.

LES SENSATIONS

La démence est une maladie qui touche en France entre 280 et 300 personnes pour 100000 habitants. Parmi les malheureux qui en sont atteints, on estime qu’environ deux tiers était affectés préalablement d’Alzheimer. Celle-ci touche 18% des plus de 75 ans chez nous, il est donc probable que vous connaissiez ou ayez entendu parler de quelqu’un qui en souffre ou en a souffert. A l’approche de cette écoute ce n’était pas vraiment mon cas puisque ma seule rencontre avec cette maladie était celle, triste, d’un parent lointain qui avait Alzheimer dans la première moitié du 20ème siècle. Il serait hélas mort de froid dans l’hiver de Brest après s’être égaré une nuit, ne retrouvant plus le chemin de son foyer. Outre cette tragique histoire je n’avais pas entendu parler de la démence ou d’Alzheimer. Je me suis donc lancé libre de préjugé, d’avis ou de connaissance.

Même si je ne suis pas un amateur de la musique légère, la phase initiale d’Everywhere At The End Time ne m’a pas incommodé. J’avais juste une légère gêne provoquée par les déformations des pistes. J’ai perçu le temps bizarrement pendant le déroulement : l’album était presque passé et pourtant j’avais l’impression de ne l’écouter que depuis cinq minutes.

C’est lors de la seconde phase, à partir de Glimpses of hope in trying times que j’ai commencé à être désarçonné. La seconde moitié de cet album a commencé à vraiment me faire reculer, rétracter sur ma chaise. La sensation de gêne, de mal-être s’est ancré en moi avec toutes ces “erreurs” de la musique, comme celles que fait l’esprit rongé lentement par la démence.

La troisième phase est celle où le malaise m’a définitivement envahi. J’ai eu des moments d’apathie face à ce que j’entendais tant cela était à des lieues de ce je connaissais. Bewildered in other eyes m’a donné des frissons lorsque je l’ai entendue. Elle pourrait aisément passer dans une bande originale de film d’horreur.

EATEOT_4_b

La phase 4 m’a fait mal. Elle est brutale. On a beau avoir eu trois “stages” pour la voir venir, elle arrive comme un train sur notre corps (ou esprit) bien trop fragile pour encaisser ça. Être empathique ne va pas aider : se dire que quelqu’un vit ça, jour par jour, heure par heure, minute par minute, est une réalité qui est dure, triste, mais hélas inéluctable. C’est une réalité que je dois accepter, mais que je ne veux pas accepter. Envisager que cela m’arrive un jour me terrifie. J’ai eu mal, dans le sens où j’ai ressenti des douleurs réelles, à partir du milieu de l’album. Cette douleur m’a pris la tête, est rentrée insidieusement dedans et a heurté mes tempes. A partir de là, le temps passait trop lentement, je subissais les morceaux, chaque seconde paraissant en durer dix.

La phase 5 ressemblait beaucoup à la précédente par bien des aspects. Le malaise était désormais total. C’était comme si je ne pouvais parvenir à aller sur un chemin. Je n’étais pas en mesure d’être dessus parce qu’il était trop trouble ou qu’il bougeait tout le temps. Comme si je portais une paire de lunettes modifiant ma perception de la réalité, sans pouvoir l’enlever de ma tête ou même penser à les enlever. Les douleurs se sont calmées et ont fini par disparaître à la fin de cette avant-dernière partie.

La phase 6 s’est avérée bien plus reposante que les deux précédentes, mais également plus sombre. La musique n’attaquait pas aussi violemment ma conscience mais ce qui en découlait, ce que j’en retirais paraissait sans espoir, inévitable. Le patient erre dans cette phase, où des souvenirs rebondissent contre les parois de la coquille vide qu’il est devenu. Vivre ça de l’intérieur en ayant parcouru le chemin y menant m’a mis dans un énorme désarroi. Et que dire des cinq dernières minutes qui m’ont totalement détruit. Ce semblant de voix m’a hanté quelques jours après l’écoute tant la douleur qu’il exprime est puissante, assourdissante et brutale quand on réalise ce qu’elle signifie. L'émoi n'a été que plus grand quand j'ai découvert plus tard que cette conclusion est samplée à partir d'un morceau de La Passion selon Saint Luc de Johann Sebastian Bach, nommé Lasst mich ihn nur noch einmal küssen. Traduit, cela signifie "laissez-moi juste l'embrasser une fois de plus" ou "laissez-moi juste l'embrasser une dernière fois", aveu terrifiant de désespoir du patient.

Je suis sorti de ces six heures, trente minutes et trente-et-une seconde lessivé mentalement. L’expérience a été aussi incroyable qu’éreintante, usante, particulièrement pendant les 4ème et 5ème stages qui vous bouffent le cerveau. Je pense qu’il faut être un peu masochiste pour écouter ces parties entièrement, même si le jeu en vaut la chandelle. Les tableaux d’Ivan Seal aux fonds fades et tristes au possible n’ont pas non plus aidé, bien au contraire. Au final mon ressenti est partagé : d’un côté James Leyland Kirby a superbement réussi son projet qui retranscrit avec précision les effets de la maladie et je ne peux qu’applaudir. De l’autre Everywhere At The End Of Time est une épreuve où l’artiste n’a pas cherché à plaire et je ne pense pas vouloir revenir un jour sur sa création de mon plein gré. Je doute être tenté par de la musique semblable dans le futur et si je dois en rencontrer je la redoute déjà.

EATEOT-6-c

MOURIR À PETIT FEU

Voilà l’effet qu’a eu Everywhere At The End Of Time sur ma personne. Je pense que l’écoute sera différente pour vous et j’espère qu’elle sera moins éprouvante. Ce que je retire de cette expérience, c’est tout d’abord une compassion pour toute personne atteinte par la démence ou Alzheimer. The Caretaker a réussi le tour de force de concentrer des années en quelques heures dont je me rappellerai longtemps. L’hexalogie m’a donné un nouveau regard sur ces maladies et ceux qui en souffrent. L'œuvre est plus déchirante que d’autres chansons tristes. Alors que ces dernières décrivent les situations d’une ou plusieurs personnes, qui se sont passées et sont finies, nous avons là une description : c’est arrivé, ça arrive et ça arrivera. Toujours, quoique l’on fasse. Des milliers de personnes souffriront de ces conditions et leurs familles devront toujours affronter cette horreur inévitable, implacable. Je n’ose pas imaginer ce que vivent leurs proches les voyant lentement s’auto-détruire, inexorablement.

L’autre point que je sors, c’est ma vision de la musique. De mon point de vue les œuvres du 4ème art à travers toutes leurs expressions, qu’elles soient dansantes, exutoires, cathartiques, libératrices ou simplement relaxantes, ont toujours eu une dimension ou une vocation à être écoutées plus d’une fois. Ici j’estime que ce n’est pas le cas : l’expérience qu’on vit est profondément, délibérément désagréable. Telles que je comprends ces 50 chansons, elles n’ont pas été composées pour être appréciées ou réécoutées. Le but est de faire comprendre la maladie, aussi éprouvant que cela puisse devenir. Contempler notre fin en passager, sans ne rien pouvoir faire est une expérience certes intéressante, enrichissante, mais surtout péniblement tolérable tant le résultat semble bluffant de réalisme.

James Leyland Kirby n’a pas proposé de la musique, il a présenté au choix un film ou un podcast sans paroles. Everywhere At The End Of Time est une œuvre totale, jusqu'auboutiste, aussi impressionnante qu’exténuante à vivre. Je vous la recommande aussi fort que je vous la déconseille si vous n’êtes pas dans le bon état d’esprit. L’hexalogie est une excellente porte d’entrée vers un sujet complexe (j’ai moi-même effectué quelques recherches suite à mes écoutes) dont on a entendu des mentions mais dont peu de personnes connaissent réellement les tenants et aboutissants.

Préparez-vous un après-midi ou une soirée, détendez-vous, et partez affronter ce qu’on oubliera qu’on affronte. Bonne chance.

P.S. : je vous recommande deux vidéos, une en français et une autre en anglais, expliquant et réagissant à Everywhere At The End Of Time.

Vidéo par Feldup (français) :

Vidéo par A Bucket of Jake (anglais) :

EATEOT-Compil
The Caretaker
"Everywhere At The End Of Time"
James_Leyland_Kirby