Il existe dans l'art des œuvres qui s'affranchissent de toute mesure et explosent les dimensions auxquelles le public est habitué. Travaux gargantuesques défiant notre imagination, ces entreprises arborent un aspect approchant le démentiel par leur simple grandeur. Souvent, leur créateur se sera consacré de façon religieuse à leur élaboration, avec un soin apporté aux détails bien plus poussé que d'ordinaire. Dès lors, qu'elles soient des réussites ou des échecs (automatiquement colossaux), ces créations marqueront quiconque les rencontrera.
Everywhere At The End Of Time est l'une d'entre elles. Immense par sa longueur et son exploration, cet édifice musical est un tel monument qu'un dossier est justifié pour en parler correctement. Et tout commence avec un anglais somme toute banal mais déterminé.
LE TUTEUR
James Leyland Kirby (@LeylandKirby sur twitter) est un être paradoxal. Il porte le même nom que la boule rose de Nintendo, une des créatures les plus adorables de l’univers du jeu vidéo et comme celle-ci, il peut tout aspirer. Sauf qu’à la place de nourriture, c’est votre attention, votre joie, votre conception du réel qui sera engloutie. La musique qu’il compose, coupe, recolle de manière savante peut sonner douce pour une oreille non attentionnée, mais elle peut également brutaliser votre psyché ou briser votre mental. Artiste isolé, le britannique est un indépendant farouchement attaché à sa liberté de création : il refuse de se compromettre pour un label afin d’avoir la maîtrise totale de ses œuvres, revendiquant fièrement ne pas avoir de management et répétant haut et fort son absence des plateformes de streaming.
De tous les alias que le musicien a utilisé jusqu’à aujourd’hui c’est celui de The Caretaker, littéralement “celui qui prend soin” dont il est question ici. Débuté en 1999 et arrêté en 2019, ce versant de la carrière du mancunien était au départ un projet inspiré par la scène du bal hanté dans le Shining de Stanley Kubrick. Même si le film l’influençait encore dans l’album qui a clôturé le projet, il s’est parfois détaché de son influence, comme pour l’œuvre ici abordée. The Caretaker produit une musique plutôt typée ambient avec de forts accents expérimentaux et sombres. Pour confectionner ses chansons, l’anglais maintenant quarantenaire utilise de vieux vinyles plus ou moins usés datant de l’entre-deux-guerres. Il les déforme ensuite afin d’obtenir des pistes aux relents nostalgiques, sonnant comme des souvenirs dilués par le temps.
Après une dizaine d’albums dont un faisant référence directement à The Shining en reprenant des morceaux de la B.O. du film, James Leyland Kirby s’est lancé en 2016 dans un projet titanesque. Il lui faudra trois ans, six albums et cinquante chansons pour l’achever. Etre indépendant a surement aidé l'artiste : un label n’aurait jamais accepté de se lancer dans une telle aventure. Terminé en mars de l’année 2019, Everywhere At The End Of Time est un mastodonte, un cycle outrepassant les limites de la musique qui vous poussera dans vos retranchements.
LE CYCLE
Avez-vous déjà fait face à une oeuvre d’art dépassant ou transcendant son medium ? Selon moi, Everywhere At The End Of Time le fait. Mais pour vous expliquer pourquoi - et comment - je dois vous parler du film Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio. Ce dernier est considéré comme tel, bien qu’il ne corresponde pas à la définition cinématographique de “film”.
Spectacle proposé à un public sous la forme d’un film, c’est à dire d’un récit fictionnel ou documentaire, véhiculé par un support créant l’illusion d’images en mouvement
Or dans Koyaanisqatsi, s’il y a bien une illusion de mouvement grâce au défilement d’images, il n’y a point de récit. Juste une succession de plans plus ou moins abstraits autour d’une multitude de sujets : nature, industrie, guerre, ville, travail, etc… De ces plans ne découle pas une histoire mais une idée, un concept et une réflexion qui seront différentes selon le public les recevant. Et pourtant cet ouvrage est considéré - à raison - comme un film.
Il en est de même pour l’œuvre Everywhere At The End Of Time de The Caretaker. Ce cycle d'albums culminant à une durée sidérante de 6h30 va parfois dépasser la définition encyclopédique de musique. Celle-ci demande un rythme / tempo, une hauteur, des nuances et un timbre, combinés pour obtenir une suite de sons (et de silences) au cours du temps. Le travail de l’anglais va pourtant parfois s’abstenir d’utiliser certains de ces ingrédients, en particulier dans la seconde moitié de la série.
Cet affranchissement des règles n’est cependant pas fait sans but : The Caretaker explore dans ses albums différentes maladies mentales ayant pour symptôme une neurodégénérescence. Surtout, il ne se contente pas d’en parler depuis un point de vue extérieur à la manière de Pink Floyd dans Shine On You Crazy Diamond. Kirby veut faire vivre la maladie de l’intérieur, vous mettre à la place du patient. Pour Everywhere At The End Of Time, il s’est attelé à faire ressentir à l’auditeur la progression de la démence chez une personne. Le mal va surtout être abordé par son symptôme le plus visible : la maladie d'Alzheimer. Car en plus de la perte de facultés mentales, cognitives et des constructions sociales, la démence peut affecter, abîmer puis détruire votre mémoire. Nous allons ici explorer la lente descente vers les abîmes de la conscience d’une personne, mise en musique avec un réalisme rendant terrifiants les désolants effets de cette maladie.
On dit que la musique adoucit les mœurs et apaise les souffrances, mais pas Everywhere At The End Of Time. Soyez donc prévenu(e)s avant de vous lancer dans l'écoute : la transcription très fidèle de la démence n’est pas à placer entre n’importe quelle paire d’oreilles. Si vous êtes une personne stressant aisément, ou avec des tendances dépressives voire suicidaires, je vous conseille avec bienveillance de ne pas écouter cet ensemble d’albums, même s’il peut être une expérience enrichissante. Si les deux premières phases sont “classiques” bien que pouvant mettre mal à l'aise, les quatre autres peuvent facilement vous troubler voire vous heurter, ce que je ne souhaite évidemment pas.
Postface : le dossier sur l'hexalogie continue dans la partie suivante que vous pouvez lire ici.
The Caretaker
"Everywhere At The End Of Time"
- Date de sortie : 19/03/2019
- Label : Autoproduit
- Genres : Musique Légère, Drone, Dark Ambient
- Origine : Royaume-Uni
- Site : https://thecaretaker.bandcamp.com/
- Genre : Light music, Dark Ambient
- Origine : Royaume-Uni
- Activité : 1999
- Site : https://thecaretaker.bandcamp.com/