The Caretaker - Everywhere At The End Of Time - 2nde partie

PLONGÉE [Stages 1 à 3]

Comme annoncé dans la première partie de ce dossier, Everywhere At The End Of Time est un cycle colossal qui prendra une grosse moitié de votre journée active si vous l’écoutez d’une traite. C’est ce qui était nécessaire selon The Caretaker pour vous faire ressentir et vivre la lente agonie d’une personne atteinte de démence, perdant au fur et à mesure ses repères. Cette déchéance progressive, vous allez la découvrir album par album, parfois morceau par morceau.

Je vous déconseille cependant de sauter des pistes, de changer leur ordre de passage ou de n’écouter que des extraits choisis au hasard : vous perdriez la substance de la production et les chansons n’auraient pas l’effet ou l’impact escompté. L’hexalogie que Kirby a créé est un long voyage où vous pouvez prendre de petites pauses (cela pourra être nécessaire suivant votre réception de la musique), mais je vous recommande de le faire sur une seule journée. Humblement, je me propose en guide pour vous accompagner jusqu’aux tréfonds de la démence.

STAGE / PHASE 1 - LE LIVRE ET SES PAGES ÉCORNÉES

“ Ici nous vivons les premiers signes de perte de mémoire.

Cette phase ressemble le plus à un beau rêve éveillé.

La gloire de l’âge avancé et des souvenirs :

Les derniers des beaux jours” - Description de la 1ère phase par le Caretaker

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Vous voilà atterri au milieu des années 30. La mélodie de It’s just a burning memory vous enveloppe avec affection. L’introduction est nostalgique et entrainante, bien que ralentie. Elle est parsemée de bruits parasites des vieux vinyles qui vont souvent être mis en avant dans le mix. Le mélange de ballroom / musique légère / music-hall qui va définir la teinte de cette phase initiale n’est que très peu déformé. Seuls l’écho, la reverb et les ralentis altèrent les pistes remixant entre autre Al Bowlly ou Layton & Johnstone. Les chansons ont un tempo très lent et les compositions sont minimalistes. La plupart d'entre elles durent moins de 3’30’’. Une seule mélodie suffit généralement pour un morceau et le nombre d’instruments discernables est souvent restreint. Ici, point de parole ou de percussion, seuls des cuivres et des cordes colorent la bande magnétique.

Cette première phase alterne souvent les humeurs des morceaux. Une moitié présente des cuivres réminiscents du passé avec une teinte assez joyeuse au-delà des effets que Kirby passe par-dessus. On y ressent des mémoires affectueuses, qui réchauffent le cœur. My heart will stop in joy en est un exemple assez parlant. L’autre moitié se contente souvent d’un piano isolé au milieu des craquements de la platine, jouant assez mélancoliquement. Ces pistes provoquent immanquablement une impression de spleen passager. Les différents titres ont tous en commun des ralentissements soit sur l’ensemble d’une chanson, soit sur un passage particulier. Comme si on devait forcer, appuyer pour atteindre un souvenir.

Ce “stage”, c’est l’esprit d’une personne qui voguerait entre vieux souvenirs et solitude cafardeuse selon le morceau. Sans contexte, si on ne penche pas avec attention dessus il est difficile, voire impossible de déceler un quelconque défaut. Cela vaut pour les chansons, le patient atteint de démence, ou bien la pochette de l’album : vous pouvez essayer de décrire cette dernière, vous ne trouverez pas les mots pour le faire clairement. Est-ce un livre un peu abîmé ? Un rouleau ? Peut-être un mélange des deux ? Est-ce que l’on décèle des pliures d’usure ou des visages renfrognés ? Il est difficile d’en être certain, et c’est là le génie d’Ivan Seal. Celui qui a fait toutes les pochettes de Everywhere At The End Of Time s’est attelé à ce qu’on ne puisse pas désigner ce qu’on voit, comme un malade ne pouvant pas décrire ou comprendre ce qui lui arrive.

Le film qui commence à se dérouler n’a qu’un filtre vieillissant et un petit grain pour le spectateur. Il en est de même pour le patient, revivant simplement ses souvenirs à peine déformés.

STAGE / PHASE 2 - LES PLANTES ET LEUR VASE ÉBRÉCHÉ

“ La seconde phase est la réalisation et la prise de conscience que quelque chose ne va pas, avec le refus d’accepter cela. Plus d’efforts sont nécessaires pour se rappeler, donc les souvenirs peuvent être longs à se former avec un peu de détérioration en qualité. L’humeur globale est généralement en dessous de celle de la première phase et à un point avant que la confusion commence à s’installer. ” - Description de la 2nde phase par le Caretaker

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Au premier abord, cette phase est compliquée à différencier de la première, en dehors du “grain” plus audible qu’auparavant. Les ondes du phonographe un peu trop lent vous envoient le même genre de musique légère affectée par la reverb et les crépitements des vieux 78 tours. L’ambiance un peu désuète des courts morceaux est toujours là, même si on peut ressentir un côté plus sinistre, grave. A l’oreille, les morceaux semblent plus lointain, joués dans une salle annexe à votre lieu d’écoute. Le côté mélancolique s’accentue subtilement au premier abord. Par exemple What does it matter how my heart breaks reprend le même sample que It’s just a burning memory mais déformé, engourdi, assombri.

C’est d’ailleurs sur la piste qui suit que la courbe de l'état mental qui descendait légèrement devient une pente marquée : Glimpses of hope in trying times entre dans le domaine de la vallée dérangeante avec des touches un peu plus modernes provoquant une sorte d’angoisse face à l’inconnu. On se sent pour la première fois perdu, égaré. A partir de là les craquements de vinyles attaquent les pistes, comme s’ils avaient une vie et grignotaient petit à petit votre esprit. Les titres de chaque segment deviennent plus pessimistes ou défaitistes, Surrendering to despair en étant l’exemple le plus parlant.

On écoute toujours du music-hall, mais plus on avance, plus l’atmosphère devient anxiogène, presque désarmante face à ce qui arrive. I still feel as though I am me et son fond de noise sourd pèsent sur le cœur. Le décalage entre les morceaux qu’on entend et la mémoire des chansons similaires entendues avant perturbe. Un sentiment d’isolation arrive, illustré par le dernier titre de cette phase : The way ahead feels lonely, “le chemin devant paraît solitaire”. Les violons semblent y jouer un adieu.

Comme le vase de l’artwork, on reconnaît la forme, la structure des compositions, qui supporte toujours les fleurs. Mais on a beau l’identifier, elle est différente de la phase précédente. Savoir ce que l’on voit ou entend devient ardu. Savez-vous de quelle matière est fait le vase ? Sauriez-vous dire quels instruments vous entendez ? Tel le patient, l'auditeur sent que quelque chose cloche mais mettre le doigt dessus n’est pas faisable. Cela dérange, comme une démangeaison impossible à localiser ou à faire partir.

STAGE / PHASE 3 - LES DÉFORMATIONS VISIBLES

“ On nous présente ici certaines des dernières mémoires cohérentes avant que la confusion ne débarque complètement et que les brouillards gris aillent et viennent. Les meilleurs moments ont été rappelés, le flow musical est par endroits plus confus et emmêlé. Au cours de notre progression quelques souvenirs particuliers deviennent plus déformés, isolés, brisés et distants. Ce sont les derniers semblant de conscience avant que l’on entre dans les phases de post-conscience. “ - Description de la 3ème phase par le Caretaker

EATEOT- Stage-3

La troisième phase démarre avec une mélodie dansante et joyeuse. Pourtant rien ne va : de courtes boucles se répètent trop, la reverb est trop poussée. Mais surtout, vous reconnaissez la mélodie. Seulement, il vous est impossible de dire où voire quand vous l'avez entendue. Le second morceau est le seul aisément reconnaissable : And heart breaks reprends encore une fois It’s just a burning memory, mais en poussant encore plus la distorsion que dans les phases précédentes. Les instruments n’ont pas l’air de jouer dans le même temps, le fond est inquiétant, étranger à nos oreilles. La descente amorcée plus tôt s’intensifie et renforce la sensation de malaise.

Certains sons n’ont pas de sens, comme ces espèces de pas dans Hidden sea buried deep, une autre piste aux mélodies positives mais posée sur une base qui vous désarçonne. Le morceau qui suit, Libet's all joyful camaraderie, reprend le début de ce troisième stage mais il est toujours impossible de mettre le doigt sur l’origine de ce souvenir. Nous nous souvenons juste qu’il est là, dans notre mémoire. Les morceaux raccourcissent, comme s’il était plus difficile de garder en tête une idée, qu’elle entrait par une oreille et sortait par l’autre. C’est sans doute pour cette raison que certains morceaux s’interrompent brusquement.

A partir de Sublime beyond loss, les chansons perdent leur cohérence interne, se brisent, se répètent. Il y a des moments de vide, comme à la fin de Drifting time misplaced. On comprend aussi des moments d’égarement, où les mélodies deviennent presque indécelables derrière des mers d’effets et de bruits parasites. Il en devient plus difficile d’aligner ce qu’on entend avec ce dont on se souvient. Burning despair does ache est-elle une mémoire de It’s just a burning memory ? Tout est si embrouillé, désorganisé, que cela en devient exaspérant de frustration. Les titres des chansons ne transmettent que trop bien comment cette descente détruit la personne.

Les derniers moments sont des errances plus ou moins graves. La fin de ce troisième volet est celle des mémoires qui nous quittent. L’avenir est sombre et effrayant. Il est surtout inéluctable, comme la fin de nos capacités cognitives. Les instants finaux de cette troisième phase n'ont rien que l'on puisse déceler en commun avec le début du premier album. La conscience du patient s'efface, dévorée par le grain du son et usée par tous ses effets nous brûlant le crâne. Se souvenir n'est pas seulement difficile : c'est douloureux.

Encore une fois Ivan Seal réussi à visualiser avec une maîtrise impressionnante l’état mental du dément mis sous forme sonore par The Caretaker. C’est à priori le même vase que sur la pochette précédente, mais tout est différent. Essayer d’y retrouver un pixel de l’original est irréalisable. Les trois fleurs ont muté, fusionné, jusqu’à en devenir totalement méconnaissables. Imaginez-vous maintenant à la place d’une personne qui se souvient de quelque chose, mais ne sait pas à quoi cela correspond. Par exemple savoir que l'enfant qu’on a en face de nous est quelqu’un qui nous est cher, sans être capable de savoir pourquoi. Et qu’importe à quel point on essaye de connecter les points, nous en sommes incapables. Si cela frustre effectivement au départ, c’est la peur qui va finir par envahir le ou la malade. La peur que cela soit le cas pour tout, tout le temps, que la frustration devienne constante et interminable.

Vous l’avez compris, la pente s'est raidie jusqu'à aboutir sur une chute libre. Pour les trois stages / phases suivantes la structure va changer en passant de court morceaux déstabilisants vers de longues plages absolument effrayantes, pour peu que l’on se mette à la place du patient.

Postface : le dossier sur l'hexalogie se poursuit dans la partie suivante que vous pouvez lire ici.

EATEOT-Compil
The Caretaker
"Everywhere At The End Of Time"
James_Leyland_Kirby