The Caretaker - Everywhere At The End Of Time - 3ème partie

CHUTE [Stages 4 à 6]

Avant-propos : cet article est la troisième partie du dossier sur Everywhere At The End Of Time. Nous vous conseillons de préalablement lire la première et la seconde partie avant de commencer cette lecture.

STAGE / PHASE 4 - NOTRE CONSCIENCE DÉPASSÉE

“ La phase 4 de post-conscience est là où la sérénité et la capacité à se rappeler de souvenirs en particulier laissent place à la confusion et l’horreur. C’est le début d’un procédé où les mémoires commencent à devenir plus “fluides” en s'emmêlant, se répétant et se brisant. “ - Description de la 4ème phase par le Caretaker

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Inexistantes sont les constructions d’avant. Finis les morceaux découpés de façon traditionnelle. Comparée aux trois premières, la quatrième phase est une rupture aussi soudaine que violente : on passe de chansons aux durées adaptées pour les radios à des longueurs qui dépasseront à chaque fois les vingt minutes. La raison de ce changement est que nous sommes maintenant incapables de former une idée, un souvenir ou un son distinct. Tout n’est que brouillon. Les pistes s’interrompent, se superposent et font des nœuds avec nos chemins de pensée. Tout est si déformé que nous traduisons ce que nous entendons par quelque chose sans aucun lien avec ce que nous devrions interpréter. Les sons parasites, les bruits blancs envahissent notre esprit. L'amalgame que le cerveau du malade fait est exprimé dans les titres, exactement les mêmes pour trois des quatre "chansons" de cette phase.

James Leyland Kirby compose ici une errance; on reconnaît des sonorités. On sait qu’un jour, au début de notre voyage, on a connu l’ensemble qu’elles formaient. On voit des bouts de composition, mais impossible de les coller pour que cela ressemble à quelque chose. La musique légère et le music-hall des premières minutes sont introuvables ici. Est-il encore possible de parler de musique ? Bonne chance pour trouver un rythme au milieu de ce capharnaüm. Il en est de même pour le tempo, la hauteur, les nuances et le timbre : la confusion s’est emparée des commandes, laissant la peur agir sous sa direction, incompréhensible dans ce qu’on écoute.

Les passages supérieurs à deux secondes sans coupure ou rupture sont exceptionnels dans cette phase. Et les rares exemples sont terrifiants : il est difficile de décrire le dernier tiers de H1 - Stage 4 Post Awareness Confusions, mais il vous balance au fond du trou que The Caretaker avait entrepris de creuser. Le morceau suivant, Temporary bliss state, nous fait descendre en chute libre dans la vallée dérangeante. Le ton du morceau sonne positif, presque désinvolte, comme si on avait quelque part un souvenir heureux. Mais tout fait mal, en particulier ce son mélodique suraigu présent sur toute la piste qui fera frissonner tant il est perturbant. Déchiffrer, comprendre ce qui entre dans notre appareil auditif ne fait que renforcer les sensations désagréables que nous avions déjà.

Le morceau final J1 - Stage 4 Post Awareness Confusions laisse place aux bruits blancs qui reviennent festoyer sur les fragments de réalité que l’on conservait encore. La maladie progresse comme des couches de brouillard s’épaississant et ne laissant apparaître que fugitivement les restes de l’esprit. Ces derniers disparaissent quasiment dans le dernier tiers du morceau où les samples ralentissent, comme dans de l’ambient. Cette partie a une atmosphère semblable à celle la fin de Sum dans Catch Thirtythree de Meshuggah mais davantage sinistre. Etrangement, la fin de l’album est reposante, comme si le patient avait arrêté de vouloir se souvenir et flottait au milieu des débris de sa mémoire.

Là encore, la pochette de l'album retranscrit ce que The Caretaker veut exprimer : on se sait humain, mais se définir est ardu. Tracer notre visage, notre histoire n'est pas possible, seul les concepts les plus généraux sont accessibles. Ce qui ressort n'est que douleur et chagrin, clairement visibles sur cette peinture tout comme dans la musique. A titre personnel, cette pochette est celle qui résume le mieux l'écoute de tout ce cycle.

STAGE / PHASE 5 - UNE BOUCLE D'INCOMPRÉHENSION SANS FIN

“ La phase 5 de post-conscience est la confusion et l’horreur. Des emmêlements, des répétitions et des ruptures plus extrêmes peuvent laisser place à des moments plus calmes. Ce qui n’est pas familier peut sonner et sembler familier. Le temps est souvent ressenti dans l’instant, menant à l’isolation. “ - Description de la 5ème phase par le Caretaker

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La cinquième phase repart de plus belle après le ralentissement de la conclusion de la quatrième. On recommence un cycle de patchwork auditif où quasiment rien n’apparaît plus de trois secondes. Mais plusieurs caractéristiques diffèrent. Premièrement, les bouts sonores s'enchaînent beaucoup plus vite, comme la progression de la maladie, qui se fait de plus en plus hâtive à dévorer notre matière grise. À tel point qu’on a l’impression que The Caretaker zappe de mémoire en mémoire en continu. Deuxièmement, on décèle autre chose que de la musique. On peut entendre des voix, des bruitages de films ou de cartoons, comme des instants fugaces d’une scène de la vie quotidienne. Enfin, les bruits parasites deviennent assourdissants, comme si on essayait de se parler au milieu d’un ouragan. Ils prennent parfois vie, comme dans le second morceau où ils pulsent tel un cœur qui bat.

Quelques brusques et soudains moments de clarté illuminent notre cortex au milieu du brouillard éternel. Seulement cela revient à allumer brièvement une poignée de pixels au milieu d’un écran géant : ça ne sert à rien au milieu d’une étendue si immense, les pixels demeurent invisibles.

Plus l’album avance, plus les bruits engourdissent les sens comme un brouillard toxique, si bien qu’il sera souvent impossible d’entendre une trace des samples d’origine. On atteint un point où la piste passe à l’ambient avec un penchant plutôt sombre. Le dernier morceau, Sudden time regression into isolation, finit en errance totale et définitive. On est proche du silence, comme si tout avait quitté notre esprit. La musique effleure le drone ou de la vaporwave, mais déformée à l'extrême. Les fragments de mémoire ont disparu, le patient est désormais seul face au néant de son esprit.

Pour cette phase, le tableau n'a simplement aucun sens. Seules ces espèces de marches sont identifiables, et encore. La confusion est totale, les concepts ont disparu.

STAGE / PHASE 6 - L'ERRANCE OU LE DOS DU TABLEAU

" La phase 6 de post-conscience n’a pas de description. “

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La phase finale de Everywhere At The End Of Time vous projette dans un océan de désolation. Les samples sont étirés sans fin vers l’assourdissant, au milieu du même fond que lors de la phase précédente. Il est ardu de poser des mots sur ce que Kirby produit dans ce sixième album. Sans tout le contexte de l’œuvre, les chansons seraient simplement un album d’ambient un peu sombre mais néanmoins reposant. Parler de musique dans son sens commun est inadéquat : on contemple plutôt un ensemble bruitiste où des échos résonnent, s’entrechoquent dans une grotte sans lumière et aux parois interminables.

L’allégorie de l’engourdissement est totale et seuls les titres peuvent nous aiguiller pour tenter de comprendre ce que le malade vit. On sent que la bande magnétique de notre conscience s’est finalement désagrégée, engloutie par la démence. Si on pouvait jusqu’ici sentir quelque chose de physiquement palpable, dorénavant le voyage se déroule dans un éther sombre, inhumain et étranger à tout concept. Il n’y a plus de sol ni même de bases auxquels l’esprit peut s’accrocher : on flotte au milieu du néant de notre cortex. Sur le dernier morceau, les silences s’allongent de plus en plus, comme une existence disparaissant peu à peu, d’où le titre Place in the World fades away.

Le dernier artwork d'Ivan Seal est particulier : contrairement à tout ses précédents travaux ce n'est pas une peinture semi-abstraite, mais un tableau photo-réaliste. On y voit un tableau avec quatre bouts de scotchs. Je vois deux possibilités d'interprétation : la première est que le cadre est de dos et que, comme le patient, nous ne pouvons y accéder. Nous savons simplement qu'un contenu est là, sans jamais savoir en quoi il consiste. La seconde est que ce sont les bouts de scotchs qui délimitent un cadre où nous peindrions une connaissance, un souvenir. Mais à cause de notre état, au stade final de la maladie, il nous est impossible de dessiner ne serait-ce qu'une ligne avec un semblant de signification.

Les bruits parasites ont disparu. Vous n’êtes plus. Le monde n’est plus. Ce sont désormais des notions inconnues. Rien n’est plus. Alors surviennent les six dernières minutes de l’hexalogie. D’un coup, tout s’éteint. Puis dix secondes qui semblent durer une éternité s’écoulent. Enfin, doucement, une chanson qui aurait presque pu paraître dans la première phase commence. L’effet qu’elle procure est indescriptible et variera surement selon l’auditeur. Mais personne ne restera de marbre : l’immense désespoir évoqué va vous hanter pendant longtemps. Au travers des instruments toujours déformés, on pourrait croire entendre une voix implorant à la miséricorde ou à la pitié. Veut-elle en finir de cette souffrance interminable ? Désespère-t-elle au contraire, désirant plus que tout revenir mais se sachant condamnée ? Ce dernier sursaut de conscience avant que tout ne s’éteigne définitivement est déchirant après plus de six heures à vivre ce que certains pourront endurer pendant plusieurs années. The Caretaker a fourni un travail de longue haleine, nous a immergé dans le quotidien d’un dément et cette fin est tout simplement bouleversante à écouter. Cette terminale mémoire est la dernière brique du mur que la maladie a bâti, la clé qui scellera la fin. Comme le conclut Kirby :

May the ballroom remain eternal [Puisse la salle de bal être éternelle]. C'est fini.

A vous de décider comment interpréter cette terrible conclusion.

Postface : le dossier sur l'hexalogie se conclue dans la partie suivante que vous pouvez lire ici.

EATEOT-Compil
The Caretaker
"Everywhere At The End Of Time"
James_Leyland_Kirby