Si aujourd’hui Björk est mondialement connue pour sa carrière solo et ses fripes venues d'une autre dimension, on a tendance à oublier que son entrée dans le monde musical remonte à beaucoup plus tôt que son "second" premier album solo au titre partiellement mensonger : Debut, sorti en 1993. Petit historique : Björk Guðmundsdóttir est née le 21 novembre 1965 à Reykjavík, capitale de l’Islande (regroupant plus du tiers de la population du pays, 120 000 âmes à Reykjavík, 450 habitants/km2 contre 3,2 à l’échelle nationale). Élevée par une mère activiste écologiste et un beau-père musicien, elle est très tôt inscrite au conservatoire local où ses prestations vocales remarquées lui vaudront d’être diffusée à la radio à l’échelle nationale. Le représentant d’un label local lui offre son premier contrat pour un disque et Björk publie son premier album éponyme en décembre 1977, peu après ses 12 ans. Pressé à quelques milliers d'exemplaires dans le pays, il contient notamment une reprise en islandais de The Fool On The Hill des Beatles.
Adolescente, Björk enchaîne les projets et les collaborations musicales à Reykjavík, brassant tout le spectre musical imaginable, allant du jazz au punk rock. Parmi ces projets, The Sugarcubes, groupe de post-punk largement inspiré de Siouxsie & The Banshees ou de B-52s, fondé le 8 juin 1986, jour de la naissance du premier fils de la chanteuse et de son guitariste Þór Eldon. Un an plus tard la formation publie le single Birthday, et la machine s’emballe d’un coup : le célèbre animateur radio de la BBC John Peel diffuse le titre et l’engouement est immédiat auprès de ses auditeurs. The Sugarcubes signe des contrats de distribution au Royaume-Uni et aux États-Unis, puis son premier album, Life’s Too Good, paraît en avril 1988, rencontrant un succès à la mesure de l’engouement autour de Birthday. Le groupe tourne mondialement, joue devant David Bowie et Iggy Pop à New York et passe dans l’émission Saturday Night Live. The Sugarcubes est à l’époque le premier groupe islandais à rencontrer un tel succès mondial. Malheureusement, leur second album Here Today, Tomorrow Next Week! paru fin 1989 se heurtera à un accueil bien plus mitigé. Très vite les envies d’émancipation s’installent chez plusieurs membres, dont Björk. Le groupe doit néanmoins mener son contrat à terme et se sépare en 1992 après un dernier disque, Stick Around For Joy.
C’est ainsi que Björk, 27 ans, portée par son aura d’ex enfant-star, son statut d’héroïne pop nationale et armée d’une des voix les plus belles, versatiles et singulières de l’histoire des chanteuses quitte l’Islande pour s’établir à Londres afin de lancer sa carrière solo. Pour la conception de son premier album post-Sugarcubes, elle est épaulée par le producteur Nellee Hooper, ancien membre du collectif Wild Bunch dont a emergé Massive Attack. Composé en grande majorité de chansons écrites en Islande pendant son adolescence ou en marge de Sugarcubes, l’album Debut paraît le 5 juillet 1993, et il rencontre un franc succès : il est élu album de l’année 1993 par le magazine NME et est depuis certifié disque de platine dans trois pays, Royaume-Uni et États-Unis inclus. Aux Brit Awards 1994, Björk remporte les deux récompenses de la meilleure nouvelle artiste à l’international et de la meilleure artiste féminine, après avoir interprété en duo avec PJ Harvey une reprise proprement historique de (I Can’t Get No) Satisfaction des Stones. Avec Debut, l'artiste tire un trait définitif sur son passé rock, et embrasse la culture clubbing londonienne dont elle s’était sentie bien plus proche dès les débuts des Sugarcubes. L’album est hétéroclite, oscillant entre pure dance music de club (Crying, There’s More To Life Than This…), productions électroniques plus expérimentales aux frontières du trip-hop (Venus As a Boy, One Day, Come To Me, le single Play Dead…), et titres organiques proches du jazz (Like Someone In Love, Aeroplane, The Anchor Song…). L’album marque aussi le début de la collaboration entre Björk et le vidéaste français Michel Gondry, qui signe le clip vidéo du single Human Behaviour, et dont le style excentrique, s’accordant bien avec la personnalité de la chanteuse, servira visuellement ses morceaux sur plusieurs albums.
Une tournée mondiale plus tard, le sobrement intitulé Debut Tour, Björk met en chantier la suite logique à Debut : l’album Post, paru le 13 juin 1995. Là où Debut était fait de chansons du passé transposées dans le Londres du début des années 90, Post se veut un reflet plus fidèle et plus complet de la nouvelle vie de la chanteuse. La musique électronique est toujours la colonne vertébrale du disque, mais Björk pousse les limites et l’expérimentation plus loin. Sur les conseils de Nellee Hooper, elle co-produit l’album aux côtés d’une équipe élargie afin d’apporter du sang neuf, avec les producteurs Graham Massey, Howie B, ainsi que la figure montante du trip-hop et ex-membre de Massive Attack, Tricky. L’album est plus expérimental, l’aspect clubbing/house de Debut s’efface au profit de choix plus orientés vers l’IDM, le trip-hop, ou encore la musique industrielle avec le titre Army of Me, qui ouvre l’album avec puissance (repris dans une version metal par le groupe français Klone en 2010), illustré par un nouveau clip délirant de Michel Gondry. Plus ambitieux et abouti, on trouve de réels chefs-d’oeuvre sur le disque, comme le très connu et très beau Hyperballad, ainsi que le plus méconnu Isobel. Des onze morceaux de l’album, six singles sont tirés, tous atteignant le top 10 des charts britanniques. Post, comme son prédécesseur, sera disque de platine dans plusieurs pays, faisant de Björk une idole au centre des regards et de la presse. Cette attention excessive, ajoutée au stress de la tournée mondiale qui suit, engendre plusieurs incidents, notamment en Thaïlande où Björk agresse physiquement une journaliste trop entreprenante auprès de son fils dès leur débarquement d'un avion. Mais le point de non retour est atteint le 12 septembre 1996, quand un fan psychotique et obsessionnel se suicide face caméra après avoir envoyé un colis piégé à la chanteuse. Conçu pour lui asperger le visage d’acide sulfurique, le colis est intercepté par Scotland Yard suite à la découverte du cadavre du fan et de son journal vidéo. L’incident incite Björk à s’éloigner de Londres et à s'exiler en Espagne pour poursuivre la production de son troisième disque, à peine entamée.
Pour la première fois, Björk décide de ne pas refaire appel à Nellee Hooper à la production afin d’éviter de tourner en rond. Elle se tourne vers les producteurs Howie B et Markus Dravs avec qui elle avait déjà commencé quelques sessions à Londres. Elle embauche surtout Mark Bell, membre du groupe de techno LFO, avec qui elle espérait pouvoir travailler depuis ses débuts solo et qui sera le producteur de la majorité de ce nouvel album : Homogenic. Après deux disques hétéroclites comme Debut et Post, Homogenic porte bien son nom. Certes, il y a toujours une certaine variété dans les instrumentations, dans les thèmes et les ambiances, mais l'album possède une cohésion, une cohérence que n’avaient pas ses prédécesseurs. Les morceaux, bien que différents, semblent mieux reliés par une sorte de fil conducteur. Il est aussi à noter qu’après deux albums plongés dans le Londres des années 90, Björk, bien que loin de son pays natal, cherche à retranscrire l’Islande. Elle le fait en se focalisant sur la dualité du pays, opposant la paisibilité de ses plaines désertes contre la violence de son importante activité volcanique, ou encore le rapport constant à la nature contre l'omniprésence de la high-tech dans les foyers islandais. Cette dualité est retranscrite par l’association d’éléments musicaux possédant ces deux aspects opposés : la douceur d’arrangements de cordes ou de synthétiseurs longilignes et des beats électroniques chaotiques, lourds et puissants. L’album se voudra futuriste et singulier, à l’image de sa pochette sur laquelle Björk porte le costume du croisement entre une geisha et une alien sur un fond argenté portant des traces de givre.
Homogenic s’ouvre sur le single Hunter, et en effet l’album a quelque chose de nordique : les premières secondes grisantes de l’intro dressent les poils. Ce boléro d’une froideur mécanique taillé dans un bloc de glace extraterrestre est absolument hypnotique : son beat affolé et caoutchouteux, sa basse synthétique minimaliste, les empilements de la voix de Björk, tantôt lointaine, tantôt à deux centimètres du visage de l'auditeur, cet accordéon dont la présence devrait relever de l'anomalie mais trouvant parfaitement sa place... Il y a surtout cet arrangement de cordes compact, à l'unisson, puissant et grandiose, bien moins formel et ornemental que sur les morceaux jazzy de Debut et Post. Un morceau d'ouverture trônant parmi les plus grands, renforcé d'un clip improbable d’un seul plan dans lequel Björk, crâne rasé, se morphe par intermittence en un énorme ours numérique et argenté. À peine a-t-on eu le temps de se remettre de cette transcendante entrée en matière que l’on nous assène une des plus belles chansons des 30 dernières années : Jóga, nommée d'après et dédiée à la meilleure amie de la chanteuse. Construite sur un arrangement de cordes beau à en pleurer, couplé à mi-morceau à un beat techno-industriel ravageur, expression limpide de la dualité islandaise calme/chaos voulue par la chanteuse, Björk y donne une performance vocale en y mettant tout son cœur, donnant l’impression de se mettre à nu… Unravel sonne tout aussi personnel, mais diffère de Jóga par une atmosphère bien plus intimiste et chaleureuse, les beats étouffés opposés à la résonance de la voix et des accords renforçant l’impression d’être à l’intérieur d’un abri souterrain aux dimensions monumentales.
Autre sommet de l’album, Bachelorette prend un tournant dramatique, avec une instrumentation bien plus dense, et même intimidante sur fond de tango de film noir. Là encore, difficile de ne pas associer le morceau à son clip, encore une fois signé Michel Gondry. Malgré une direction artistique volontairement décalée, avec des décors et des accessoires immédiatement identifiables comme factices, la vidéo bouleverse profondément quand la mise en abîme infinie qu’elle met en scène tourne au cauchemar, tous les personnages se changeant en buissons. Bien que l’intention de Björk n'ait a priori pas été d’écrire une histoire au ton désespéré (Bachelorette serait la suite de Isobel sur Post), le morceau transpire une atmosphère intensément tragique. À sa suite, All Neon Like apporte un grand apaisement, et même quelque chose de très rassurant, de berçant.
En entrant dans la deuxième moitié du disque, on retrouve une atmosphère plus légère et insouciante, évocatrice des albums précédents, tout en poursuivant dans sa direction musicale ambitieuse reposant beaucoup sur l’IDM et l’électronique ambiante. Avec Alarm Call, l’auditeur retrouve l’influence des clubs londoniens : le morceau est le plus dansant de l’album, futuriste et jovial, on est heureux d’entendre Björk exprimer ce qui ressemble à de la joie et de l’amusement. Étrangement, c’est le titre suivant, Pluto, plus oppressant et construit sur un rythme techno plus soutenu et répétitif, qui évoque une sirène d’alarme.
L'album se conclut enfin avec All Is Full of Love. Et il y a un léger bémol, une légère ombre au tableau quand on évoque ce final. La version qui figure sur l’album n’est pas l’originale, mais un remix du producteur Howie B, qui en propose une version plus éthérée, ambiante et minimaliste, et malheureusement diluée. Certes, la version de l’album est loin d’être un échec, mais elle est assez fade quand on a goûté à la version originale, celle du single et du clip. All Is Full of Love est un trip-hop magistral, tire-larmes, aux accents traditionnels asiatiques, commençant de façon langoureuse pour finalement progresser vers un climax libérateur de toute beauté qui aurait constitué un final parfait pour l’album. Quant au clip, cette fois signé par Chris Cunningham, réalisateur de clips mythiques comme ceux de Come to Daddy et Windowlicker d'Aphex Twin, c'est une nouvelle étrangeté à la mesure de l’excentricité et de l’ambition artistique de Björk : un clip futuriste et cyberpunk mettant en scène une androïde anthropomorphe aux formes féminines portant le visage de la chanteuse, monté sur sa chaîne d’assemblage, puis se retrouvant face à une androïde semblable… qu’elle embrasse passionnément dans une étreinte amoureuse. Oui, il existe une scène de sexe lesbien entre deux robots portant les traits de Björk. Dire que ce clip a dû en plonger plus d’un dans une grande confusion sexuelle est un doux euphémisme.
Homogenic sort le 22 septembre 1997 et l'engouement critique est au rendez-vous, peut-être plus encore que pour les pourtant très acclamés Debut et Post en leur temps. Pour ce qui est des ventes, elles seront à la baisse comparées à celles de deux sus-cités, disques de platine aux US et au Royaume-Uni. Homogenic se cantonne aujourd'hui à un modeste disque d'or sur ces deux marchés, mais jouit quand même de son statut platine en Union Européenne. La tournée qui suit sera interrompue pour raisons de santé, Björk contractant une infection rénale justifiant une convalescence. Le projet d'effectuer la portion nord-américaine de la tournée en 1998 aux côtés de Radiohead est soulevé, les anglais étant eux-mêmes auréolés du succès critique de leur OK Computer, autre sortie majeure de l'année 1997. Cette double headline de rêve ne verra malheureusement jamais le jour.
Björk se consacre par la suite à la composition de la bande-son du film Dancer in the Dark du danois Lars von Trier, dont elle finit par jouer le rôle principal, lui rapportant la récompense de meilleure actrice au festival de Cannes en 2000. Le tournage sera néanmoins une épreuve physique et psychologique pour elle, et pour cause, elle expliquera en 2017 sur ses réseaux sociaux avoir été victime de harcèlement sexuel par un réalisateur danois, facilement identifiable comme étant von Trier, dont les comportements problématiques ont été révélés au grand jour depuis. Björk a souhaité ne plus endosser le rôle d'actrice, souhait cependant rompu en 2022 avec son rôle dans The Northman de Robert Eggers.
Homogenic est un album absolument fascinant de bout en bout, rentré dans l'histoire comme un des plus grands chefs-d’œuvre de la musique électronique. C'est également une performance tant la musique parvient à être d'une froideur polaire tout en ayant été conçue en Andalousie, région poétiquement surnommée "la poêle à frire" en raison de la chaleur de ses étés. Beaucoup y voient le point culminant artistique de Björk, alors qu'il est pourtant situé entre deux épisodes traumatiques de sa vie. On peut sans exagérer estimer que ce disque a largement influencé l'ensemble des artistes allant de l'art pop à l'electronica ayant émergé dans les années 2000. Radiohead, admirateurs de Björk depuis Debut, citeront Homogenic comme l'une des influences dans le virage opéré fin 2000 sur leur album Kid A, le groupe interprétant régulièrement une reprise de Unravel sur scène. L'artiste réussira à donner une suite à la hauteur de Homogenic, le splendide Vespertine, considéré par beaucoup comme l'égal de son honorable aîné. Aujourd’hui, en parallèle de sa carrière musicale, Björk est fermement engagée politiquement et une militante écologiste notable, une position marginale pour un pays reposant énormément sur la pêche et où la chasse est culturellement très présente dans tous les cercles sociaux.
Cinq ans après son dernier disque Utopia en 2017, Björk prépare la sortie de son dixième album, dont le nom et la pochette ont été révélés fin août dernier. Ce nouvel effort, Fossora, est attendu le 30 septembre. Les deux singles Atopos et Ovule prouvent que l'artiste est toujours animée d'une volonté de brouiller la frontière des genres, mêlant sa patte musicale distinctive à des éléments de gabber et de reggaeton sur le premier cité. Surtout les deux clips soulignent la direction artistique visuelle que Björk a entamé depuis Biophilia en 2011 : tout miser sur des cosmétiques et des habits repoussant les limites de la complexité, du surréalisme ou des combinaisons de couleur. Les outils numériques modernes ont également élargi la palette graphique de son univers. Bien que toujours à la pointe de l'avant-garde et étiquetée "artiste barrée", difficile de ne pas totalement balayer le sentiment que Björk a été rattrapée par ses héritiers et qu'elle se fond doucement dans la masse Art Pop. Les clips d'Atopos et Ovule sont assurément qualitatifs, mais de telles vidéos ne sont plus le monopole ou la signature de l'Islandaise aujourd'hui, pas plus que ce qui sort de sa garde-robe et sa trousse à maquillage. C'est certes beau, mais ce n'est plus aussi personnel que le segment de son œuvre que nous avons survolé ici. Sans doute n'aspirait-elle pas à éternellement maintenir la distance entre son royaume et la plèbe, mais si chez elle son public était en quête de la singularité par-dessus tout, le temps aura renforcé ce sentiment de nostalgie pour l'époque où à visage découvert et avec les bricolages de Michel Gondry, elle était la reine d'un imaginaire paradoxalement plus prenant que ses travaux récents. La première impression laissée à un enfant a sans doute son importance dans l'équation, mais la pochette d'Homogenic me plongera toujours plus dans la fascination face à l'étrangeté, peu importe les années qui passent.
Björk
"Homogenic"
- Date de sortie : 22/09/1997
- Label : One Little Indian
- Genres : Art Pop, Electronica, Trip Hop
- Origine : Islande
- Site : https://www.bjork.com/