Bruit ≤ - Apologie Du Temps Perdu, Vol.1

Envie de ralentir

Dernièrement, j’ai été frappé par l’omniprésence des nombres dans nos existences d’adultes.
Toutes nos journées en sont teintées. Il y a les chiffres extrinsèques à notre quotidien, ceux que nous dénombre l’actualité et qui n’ont pas vraiment le don d’insuffler en nous du positif : les émissions carbone, prix de l’essence et autres victimes d’accident ou de crime... À cela s’ajoutent ceux propres à notre train de vie. Impossible de ne pas sortir sa carte ou pire, son smartphone, pour la moindre action. Du café réconfortant au moyen de déplacement, en passant par le coût en matériel, en activité, la quantité de calories acquises ou dépensées, tout renvoie à des nombres s’envolant… et parfois à la culpabilité ou l'angoisse liée à ces dépenses quand l'on se trouve dans des situations peu aisées ou précaires.
Cette exposition, je trouve qu’elle va de mal en pis. Tout devient des données collectables dont il faut s’inquiéter. Même dans la musique. On souligne le nombre de vues ou de streams, le nombre d’abonnés aux pages d’artistes, le top 78 des albums sortis cette année, comprenant les 52 dont tu ignorais l'existence, ton classement de fan le plus fan d’entre les fans en fonction de tes heures d’écoute sur ta plateforme d'allégeance.
Tout est renvoyé à un moment donné à un nombre, pour signifier un coût, une “réussite”, un “échec”, des sources de stress et de culpabilisation, du temps de vie collecté sous forme de données, du temps de vie que tu aurais bien optimisé, du temps de vie que tu aurais bien dépensé…

Hey.

On ralentit ?

Les gens disent que le temps c'est de l'argent, c'est pas vrai ça !

En janvier 2023, Pelagic Records annonçait une série de vinyles mystères à acquérir. Si beaucoup ont alors imaginé une potentielle rareté de The Ocean, dont le leader est également grand patron du label, nous avons eu en réalité un petit EP accompagné de quelque chose de bien plus précieux : une réflexion sur notre temps.

Si vous êtes amateurices de musique post-trucs, impossible d’être passé à côté de la supernova Bruit . Je pense qu’il est désormais admis par toutes et tous dans cette scène que leur premier album The Machine Is Burning And Know Everyone Knows It Could Happen Again est de ces albums piliers qui marquent leur genre. À titre personnel, je considère qu’il sera cité dans l’histoire du post-rock au même niveau que des Departure songs, () et autre Lift Your Skinny Fists Like Antennas To Heaven (respectivement de We Lost The Sea, Sigur Ros et Godspeed You! Black Emperor).

147546028_2758328237753952_6237413837894152625_n.jpg L'album qui fait générer autant de superlatif de la part de votre humble chroniqueur

Après une longue année de tournée, entrecoupée par la sortie du tonitruant single Parasite (The Boycott Manifesto), les Toulousains annonçaient leur retraite méditative avant de travailler sur leur futur disque. Ils allaient prendre le temps de faire le plein d’idées tout en se consacrant à porter la musique de M83 sur scène comme musiciens de tournée.
Cette parenthèse, le groupe l’ouvrit en sortant son second EP, Apologie Du Temps Perdu, Vol.1.

Perdre son temps c’est fabuleux : tu rêves, tu te laisses aller !

Bien loin de l’explosivité de The Machine Is Burning, cet EP réunit trois titres de musique ambient et expérimentale qui généra moins d’éloges que son prédécesseur, de façon presque inévitable au vu de l’aspect beaucoup plus abstrait de l’ensemble. Pourtant, il renferme en lui tout autant d’intelligence et d’importance à mon sens.

Pour commencer, car il serait temps que je parle de musique, nous sommes ici à nouveau témoin de cette ingéniosité du quartet dans ses choix de production. A l’ère du tout numérique, le groupe va chercher sa matière première dans l’analogique via le grain subtil et imprédictible des bandes magnétiques. La sagesse de nos aïeux débute comme une symphonie mélancolique, de part sa composition et sa production. L’ensemble a été enregistré sur bande avant d’être lu au ralenti, donnant cette texture irrésistible et cette charge en basses fréquences qui alourdit l’instrumentation, la section de violon gagne ainsi d'un poids intelligemment façonné. Passée cette torpeur, la plage sonore s’allège et s’ouvre, les harmoniques des violons ornent juste ce qu’il faut le discours qu’a choisi de diffuser le groupe, un audio qui donne non seulement le message de l’EP entier, mais aussi son poids politique :

Au moment de prendre sa pause nécessaire à l'ère des modèles économiques incitant à la productivité plutôt qu'au sens, Bruit rappelle et invite son auditorat à ralentir (et à les attendre aussi ?). Apologie Du Temps Perdu, Vol.1 s’inscrit ainsi dans la démarche anticapitaliste du groupe, qui non content de mettre en musique ses convictions, a l'intégrité rare de l’appliquer avec cohérence en tant que projet.
Rêveur Lucide poursuit la méditation, faisant évoluer la bulle ambiante dans une jam du groupe où guitare, batterie, basse, cordes et synthétiseurs se répondent avant de conclure tout en abstraction cet ensemble musical de deux titres.

Les Temps Perdus, grosse pièce concluant l’EP, est décrite par le groupe comme la réunion des deux précédentes approches de composition réunies. La section de cordes et le synthétiseur sont écrits tandis que le sound design et les autres instruments découlent d’improvisations (comme pour rappeler que le groupe est une alliance d'autodidactes et de musiciens formés au conservatoire).
Nous retrouvons les éléments synthétiques qui créent un tapis sonore qui tente parfois d'attirer notre attention, comme si des bulles émanaient de ce magma de fréquences. Sur ces fondations reposent des cordes dont l'harmonie bouleverse émotionnellement tout en donnant une ampleur aérienne au titre. Cette association est marquante et pose Les Temps Perdus comme le moment fort de l'écoute.

Quelque part dans sa construction, je crois déceler une évocation musicale traduisant le message de l’EP : l’arpège de synthétiseur suit un rythme implacable tout du long des neuf minutes de la pièce. Au fil des mesures, l’arrangement ne cesse de s’intensifier. Les différents éléments saturent petit à petit l’ensemble, rendant même difficilement perceptible cet arpège faisant office de métronome. Au pic d’intensité, il peut vous arriver de ressentir un trop plein d'émotions, les éléments sonores saturés ajoutant une discrète sensation d’inconfort. C’est alors que tout disparaît. L’ensemble s’épure soudainement, perdant toutes ses couches, ne laissant entendre qu’une chose : ce même rythme, joué cette fois par des pizzicatos de violon. Un choix d’instrument acoustique joué avec une technique de jeu sec, perçant et très bref. Un dépouillement volontaire, un retour à quelque chose de plus simple qui apporte une sensation d'éveil, un retour à un temps (et à soi) qui n’est pas chargé de tout ce poids.

Moi je n'ai qu'une vie, ce qui m'importe c'est de la vivre !

J’ai beaucoup écouté cet EP depuis sa sortie. Si les premières écoutes m’ont comblé d’abord en tant qu’amateur de musique ambient, il a fini par devenir un compagnon bien plus important que je ne l'aurais anticipé.

C’est sur mes trajets vers mon travail que j’ai ressenti le besoin de l’écouter, comme pour me rappeler d'essayer malgré tout de ralentir. Un réconfort sonore pour prendre le temps de me questionner sur mon équilibre personnel, ce qui est important et ce vers quoi je veux tendre vraiment. Un retour vers soi qui se fait trop facilement oublier quand on fait parti de toute une machinerie allant de plus en plus vite. Où tout doit avoir du sens par le chiffre, par notre utilisation du temps comme une ressource optimisable et qui, ainsi, tend à nous faire oublier nos besoins et nos individualités.

Quelle est la fonction de la musique que nous écoutons ? Est-ce un simple divertissement, un tue-le-temps que nous décomptons lors de notre rétrospective annuelle ? Non.
C’est un incroyable outil pour partager des idées et des expériences. C'est précieux et ça n'est pas chiffrable. Notre musique est la réunion de personnes offrant leurs réactions à la perception du monde. Tout morceau, de la pop la plus calibrée à l’avant-garde la plus difficile d’accès, porte en lui une dimension politique et réflexive.

Ainsi, si Apologie Des Temps Perdus, Vol.1 prend l’apparence d’une bulle discographique, il ne s’exempte pas de toute la rigueur, du sens et de la réflexion dont Bruit a su faire preuve jusqu’ici dans sa carrière. Un groupe dont la démarche reste à ce jour précieuse, admirable et irréprochable dans tous ses choix.
Des exemples, des artistes, au sens le plus vrai et noble du terme.

DélicatesseIndice de la douceur de l'album. 1/5 : l'album est assez sec. 5/5 : l'album est un champ de coton
ImmersionIndice de l'immersion dans le voyage musical. 1/5 : l'album s'écoute les pieds bien au sol 5/5 : l'album vous emmène dans un tunnel de couleur et de sensations
MélancolieL'album inspire plus ou moins la mélancolie, les sentiments maussades et embaumés d'un vague à l’âme. 1/5 : Vous ressentez une légère pique de tristesse. 5/5 : Vous êtes plongé dans les tréfonds du spleen
ProfondeurIndice sur la densité de contenu de l'album 1/5 : album au propos plutôt dépouillé voire superficiel, on en fait rapidement le tour, on l'assimile très vite 5/5 : album au contenu très riche, plusieurs écoutes seront indispensables pour espérer en capter l'essence
Consigne du maître nageur :
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Slip de bain

Apologie du temps perdu
BRUIT ≤
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