Bienvenue pour ce nouveau carnet de voyage.
Comme le navigateur, le mélomane se cherche toujours de nouvelles destinations. Il tient le registre de ses meilleures expériences, il garde profondément enfoui dans sa mémoire le souvenir de ses plus beaux lieux d’égarement comme de ses plus crasseuses traversées.
Il met la liste à jour, la conservant précieusement en lui et chaque nouveau carnet est comme un mini-sanctuaire dédié à la mémoire de ces œuvres qui ont marqué son voyage.
Puisque la musique se partage, comme l’océan, je vous propose de vous reparler à travers ces carnets des albums ou des morceaux qui par malheur, par bonheur ou par hasard ont croisé ma route.
La grande inconnue
Nous ne savons pas ce que naître veut vraiment dire. À partir d’un moment, vous et moi avons commencé à vivre, à porter une espèce d’étiquette. Quelle qu'elle soit, il est strictement impossible pour quiconque d’arriver à une conclusion tangible sur ce qui a précédé ce moment. Il s’agit d’une notion qui dépasse le domaine du connaissable. Souvent cachée sous le terme passe-partout de “l’indicible” , ce néant inconnu est source d'un vertige. Nous avons bâti des murs devant lui, pour l’oublier. Des royaumes, des forteresses et des organisations de toutes sortes ont été érigés pour protéger certains de ces murs, parfois si immenses que leurs protecteurs ont oublié sur quoi ils reposent : la peur. Cette dernière procure de bien piètres fondations. Motivante à court terme, la peur est mauvaise conseillère, et ces forteresses commencent à montrer des failles irréversibles après des milliers d'années de construction.
Certains d’entre nous ont gardé à l’esprit ou se sont rappelé de ce qu’il y a derrière le mur. Ce néant pèse sur notre esprit. Quelque part, il n’existe pas, mais à travers les sentiments qui émergent en nous à son évocation, il est impossible à nier. Il existe même une forme de beauté dans celui qui tente de soutenir son regard sur le vide qui “entoure” notre existence. J’avoue apprécier ces personnes à titre personnel. Ce qui précède notre arrivée, ce qui suivra notre départ, et la raison pour laquelle nous sommes entre les deux sont des idées inaccessibles mais qui nous donnent quelque chose lorsqu'on les accepte. Elles provoquent néanmoins pour certains une peur atroce. Le rien est parfois immense, il nous écrase.
C'est à ce moment que l'on peut parler de la musique. C'est elle qui brise le silence, rendant le son intelligible. Elle réchauffe l'esprit perdu, peuple ce vide infini. Elle est là depuis des millénaires aussi chaque fois qu'il se fait plus pesant. Chaque fois que ce monde paraît insondable, confus et dénué de toutes pistes, elle nous procure une emprise grâce à sa familiarité ou sa beauté pure. Au final n'est-elle pas la plus belle lorsqu'elle joue ce rôle de la façon la plus visible ? Lorsqu'elle parle du vide laissé par ceux qui nous quittent, et de ce rien qu'ils rejoignent ?
Lorsqu’un d’entre nous retourne vers le néant, on érige une petite forteresse à son effigie ou on le laisse se disséminer au vent, gardant en nous son souvenir. C’est un moment qui rassemble. Nous sommes tous égaux face à cette finalité. C’est une des plus touchantes incohérences de l’espèce humaine. Ceux qui tournent le dos au vide comme ceux qui lui font face sont impuissants à lui résister.
Nous avons une sensibilité toute particulière pour ces moments. La fin de la vie est un passage obligé et la tristesse de voir un ami, un parent ou un inconnu quitter ce monde, prématurément ou non, est un sentiment humain. C’est une émotion pleine de ces incohérences. On est laissé silencieux, face à ces petites stèles, qui finissent par être couvertes de mousses et laissées dans l’oubli.
Certains des plus beaux morceaux du monde parlent de ces sentiments. Et parmi ceux-là, certains parviennent même à les toucher. Comme s’ils touchaient ce néant du doigt sans plonger pour autant. Je pourrais aussi bien évoquer Funeral et Life sur le merveilleux Ocean Machine : Biomech de Devin Townsend. C’est aussi le cas du morceau dont je souhaitais vous parler aujourd’hui.
Arvo Pärt
Arvo Pärt est un compositeur Estonien et chrétien. Il dit lui-même compter “le Christ” comme une de ses influences. Dans son répertoire se trouvent de nombreuses perles de la musique moderne. Il a influencé des générations entières de compositeurs. L’une de ses œuvres est Spiegel Im Spiegel. Sobre duet pour piano et violon, le titre est influencé de façon évidente par la musique minimaliste dont Arvo est un éminent représentant depuis de nombreuses années.
De par sa simplicité, l'essence de ce qu'il touche se manifeste. Une progression lente, vieillissante, image d'une forme d'affaiblissement, accompagnée par un piano lent lui aussi, sensible. Ils ne sont pas tournés vers des ambiances obscures, ni torturées. L'humeur n'est pas uniquement à la peine, mais plutôt légère avec des notes plus graves venant sporadiquement peser sur le tout. C'est un de ces morceaux qu'il n'est pas difficile de jouer d'un point de vue technique, mais parce qu'il ne faut pas se laisser submerger par son propos.
Sur cette piste, on entend tout simplement une approche de "la Fin" avec un grand F. Elle, et tous les sentiments contraires qui s'en accompagnent. Le morceau procure également avec brio cet élément d'inattendu qui caractérise tout voyage. Ce n'est pas qu'un message de la part d'un homme de foi. Il porte plus loin. Il parle d'une situation universelle. Il parle, on dirait, de cet entre-deux néants.
Sur ce morceau s’entend de façon pure une vision très douce de ce non-lieu rejoint par ceux qui nous quittent, ainsi que l’humeur dans laquelle ils nous laissent. C’est comme un bout d’âme qui s’en va. Difficile d’imaginer que Mr. Pärt n’ait pas déposé sur cette partition une vision personnelle, pourtant elle a quelque chose d'universel et désarmant.
Il est possible de conserver toute sa vie sa peur de la fin. Il est même possible de la nourrir. Cependant, devant la profonde paix que m’inspire un tel morceau, ce chemin s’efface vite. Notre pouvoir de connaître le néant qui nous attend est nul. Tout ce qui nous reste, c’est ce sentiment profond. On peut penser qu’il n’y a pas de néant, que ça continue d’une façon. Il n’y a aucun mal à ça, et personne ne peut vous juger sur ce critère. Cependant, il y a une certaine forme d’honnêteté lorsqu’on admet qu’il nous est impossible de le savoir. C’est une forme de liberté, car la question cesse d’avoir un intérêt. On est alors laissé devant le temps qui nous reste, jusqu’à ce que tout ça s’arrête.