Le 22 février dernier, le monde musical a été secoué par la déflagration d'une bombe. Celle au sens propre du système d'autodestruction du droïde Thomas Bangalter dans une vidéo sobrement intitulée "Epilogue", en fait un extrait du film Electroma sorti en 2006, et celle au sens figuré de l'annonce portée par ladite vidéo : 1993-2021. Daft Punk, c'est fini. Pratiquement 8 ans après leur dernier album Random Access Memories, dont la sortie n'avait été suivie d'aucune tournée, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo mettaient fin au projet musical qu'ils avaient mené de main de maître pendant près de trois décennies et avec lequel ils avaient donné un rayonnement mondial à la French touch. La séparation du duo a mis le monde entier en émoi… et je n'y ai pas échappé. Il faut dire qu'à ce moment, je me replongeais précisément dans la discographie du groupe, notamment Discovery, afin de préparer l'article que vous lisez actuellement. En effet, aujourd'hui, 12 mars 2021, 18 jours après la disparition des Daft Punk, leur album Discovery fête le 20ème anniversaire de sa sortie internationale.
Daft Punk, ça a clairement été un phénomène dès ses débuts. Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo, rencontrés au lycée, forment un trio rock avec leur camarade Laurent Brancowitz, futur Phoenix, autre groupe français qui réussira particulièrement bien son exportation à l'étranger, mais plus dans le registre de l'indie pop. Quelques mois d'existence et une poignée de chansons plus tard, sort une critique qualifiant leur musique de punk crétin, "daft punk" dans la langue de Shakespeare. Eux qui avaient galéré à trouver un nom à leur trio, Darlin', d'après une chanson des Beach Boys, voilà qu'ils se font servir sur un plateau d'argent un épithète accrocheur comme il faut. Thomas et Guy-Man lancent leur nouveau projet : exit les guitares, le duo se penche sur les outils de type drum machines, samplers et synthés. Daft Punk sera ultra porté sur la house music, suivant la voie ouverte par la scène de Chicago, et deviendra en quelques années le porte-étendard à l'international de la house made in France : la French house. De petit trio rock lycéen à ambassadeur mondial d'un courant de la musique électronique, la genèse de Daft Punk n'est pas sans rappeler l'ascension des Beastie Boys dix ans plus tôt, passés du punk hardcore des bas-fonds new-yorkais à premiers numéro 1 des charts US avec un album de hip-hop.
Homework, premier album condensant 3 ans de compos et de premiers jets musicaux sort à l'aube de l'an 1997, et le monde, déjà enthousiasmé par les premiers singles, s'arrache les Daft Punk. Le disque se paye une bonne place dans les charts partout dans le monde et le groupe s'offre une direction artistique de choix pour les clips qui viennent derrière : entre autres, Spike Jonze met en images Da Funk, et le français Michel Gondry, détenteur d'un quasi-monopole sur la vidéographie de Björk, l'artiste absolue par excellence de la décennie, met son imaginaire déjanté au service de l'obsédant Around The World. Tout a été dit sur cette vidéo délirante, sa chorégraphie, ses costumes et le concept de retranscrire visuellement les éléments musicaux, idée que Gondry renouvellera avec le clip de Star Guitar des Chemical Brothers. Musicalement, Homework est un pur produit de house music, jusque dans ses références : Revolution 909 est un pamphlet politique pro-rave, en témoigne son intro d'intervention policière en pleine performance, 909 faisant naturellement allusion à la Roland TR-909, boîte à rythme mythique (bien évidemment utilisée sur le morceau). Teachers est une liste au vocodeur de toutes les influences du duo, dans laquelle les DJ se bousculent. Allant des singles cultes cités plus haut à Alive en passant par Fresh ou Rollin' & Scratchin', c'est particulièrement bien armé d'un set ultra solide que Thomas et Guy-Man se lancent à la conquête des clubs d'Europe et d'Amérique du Nord avec le Daftendirektour de 70 dates pendant toute l'année 1997. De cette tournée à visages découverts, il nous reste le témoignage du live Alive 1997, captation du set au Que Club de Birmingham, qui mettra 4 ans à sortir.
Dès 1998, Thomas et Guy-Man mettent la production du successeur de Homework sur les rails. Ce qui veut dire que Discovery a été un chantier de trois années pleines. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Déjà parce que dès le deuxième album, il est question de changer de formule. Avec Homework et le Daftendirektour, Daft Punk est devenu adulte. Adulte et sérieux. Le duo veut revenir à la candeur des débuts, au plaisir simple de la musique, à l'innocence de l'enfance. Il s'agit donc de remonter aux racines, aux musiques avec lesquelles ils ont grandi dans les années 80. Voilà comment Discovery prend la forme d'un revival disco-synthpop, mais servi sur un solide lit de house music comme base. Et la recette est proprement brillante. Si Homework était composé à 90% de machines, le nerf de la guerre devient le sample.
Le sample, c'est la citation, la référence directe, une petite fenêtre ne montrant qu'une portion infime du passé. C'est la possibilité de rendre hommage tout en sortant cet échantillon de son contexte et de lui donner une toute nouvelle vie, un second souffle musical. Ça passe aussi par une production un peu plus organique. Les synthés et les boîtes à rythmes sont très loin d'avoir été mis au rebut, mais les Daft élargissent leur palette et intègrent des instruments plus traditionnels : guitares, basses, piano électrique, batteries… Mais surtout, le changement qui va réellement faire la différence, c'est l'écriture : Daft Punk ne produit plus des tracks électro-house répétitives. Sur Discovery, Daft Punk écrit des chansons. Avec une structure, des couplets, des refrains, des solos… et surtout de la voix. Certes, sur les quatorze pistes, on reste sur une majorité de morceaux instrumentaux, ou dont la partie vocale est samplée. Des paroles et des voix originales, il y en a sur six titres. Mais pour souligner encore la rupture avec Homework, les seuls textes écrits sur ce dernier avaient été "Around the World", répété en boucle sur le titre du même nom, et la liste de noms de Teachers. En somme, avec ce second opus, Thomas et Guy-Man effectuent pratiquement l'évolution inverse à celle de Radiohead quelques mois auparavant avec Kid A, fuyant les carcans du rock pour se réfugier dans l'abstraction d'une électronique expérimentale.
Interview de 2001, Trax : Qu’est-ce qui vous fascine tant dans les 80’s, alors que vous étiez si jeunes ?
Thomas Bangalter : Ce n’est pas tant l’époque que la période de notre vie pendant laquelle on était enfant. Ce qui nous fascine, c’est la naïveté avec laquelle on aborde la musique à cet âge. Si on était né dix ans plus tôt, l’album aurait sans doute sonné différemment.
Guy-Manuel de Homem-Christo : Ce sont des références à l’enfance, mais il y a une palette d’influences plus large. On ne fait pas un revival eighties. Il a d’ailleurs commencé sans nous. Et il finira sans nous.
Difficile de ne pas se plonger dans une analyse titre par titre, car Discovery est de ces albums sans faux pas, sans fillers, sans moment faiblard qu'il serait tentant de sauter. Chaque morceau possède une identité propre, quelque chose de différent à offrir. One More Time ouvre le bal, un choix doublement judicieux. D'abord parce que c'est le seul single sorti avant l'album, en novembre 2000, et qu'il a été un succès colossal, faisant de lui l'avant-garde de Discovery. Ensuite parce que le titre met l'auditeur directement dans le bain. Après une introduction construite sur un motif très lourdement filtré, on est plongé dans un tourbillon de neo-disco carré, jovial, exaltant. Avec un pont en forme de montée minimaliste de plus en plus épique qui ne tombe jamais dans le cheesy.
Et puis surtout il y a ce chant ! Cette voix autotunée juste ce qu'il faut pour être dénaturée, sans pour autant tomber dans les réglages extrêmes qui devront devenir un standard clivant dans le hip-hop mainstream 15-20 ans plus tard. Cette voix qui te met dans une sorte de vallée dérangeante, te fait dire que tu n'as pas tout à fait affaire à un humain. Il s'avère qu'on a en effet affaire à un humain derrière cette voix : le DJ Romanthony, qui chante sur ce One More Time ainsi que sur Too Long qui conclut l'album. Mais Daft Punk a l'intelligence de ne pas associer visuellement l'homme Romanthony à sa performance. Celui qu'on voit interpréter le titre en vidéo, comme on le verra plus en détail plus loin, n'est pas un humain mais un alien nommé Octave. Et personnellement, une sorte de suspension consentie de l'incrédulité me pousse à accepter que oui, un alien bleu pourrait bien avoir cette voix transitionnant d'une note à l'autre d'une façon si soudaine et non naturelle. Et pour finir d'exclure la composante humaine du concept Daft Punk, c'est précisément à ce point de sa carrière que le groupe se mue (suite à l'explosion d'un de leurs samplers selon la version officielle) en un duo d'androïdes anthropomorphiques qui deviendra son image iconique. Mais fermons cette parenthèse technique.
Cette ambiance discothèque 80s à néons colorés, au beat régulier, profond et bien appuyé, on la retrouve en masse dans l'album : sur Crescendolls, High Life, ou encore l'extatique Superheroes aux solos de synthétiseurs particulièrement chatoyants et rétro-futuristes, mêlant à merveille disco et synthpop. À l'inverse, on trouve la plage contemplative Nightvision nous plongeant dans les prémices de la musique électronique et de l'ambient, de celle qui nous renvoie au romantisme des films de science-fiction des années 80, à l'image du Love Theme de Blade Runner par Vangelis à un saxophone près. On a des titres à part qui ont défini le nouveau standard du son Daft Punk. A commencer par Aerodynamic, dont l'intro en coup de cloches est désormais reconnaissable entre mille, et il est évidemment impossible d'évoquer ce morceau sans parler de ce solo de guitare complètement baroque jusqu'à l'os et au son allant du lo-fi au synthétique. Et il y a bien sûr Harder, Better, Faster, Stronger, belle composition portée par une rythmique à la cymbale ride généreuse, mais surtout par la spirale aliénante du chant transformé par un vocoder donnant la voix de robot devenue aussi iconique que le costume qui va avec. Et pourtant, cette voix robotisée faisant partie intégrante de leur identité dans l'inconscient collectif, Daft Punk ne l'a utilisée que deux fois au moment de la sortie de Discovery : sur ce morceau et sur Around The World. Je suis tombé de très haut en prenant conscience de ce fait, peut-être partagez-vous avec moi cet effet Mandela ? Mais avec le martèlement de cette injonction à l'efficacité, à l'amélioration des performances, je vois en Harder, Better, Faster, Stronger une sorte de version dansante et funky du morceau Fitter Happier de Radiohead sur OK Computer.
Mais là où l'album brille réellement, c'est dans un domaine pourtant nouveau pour Thomas et Guy-Man : les ballades. A commencer par Veridis Quo, dont le motif mélodique est désormais culte. Tout est chaud, cotonneux… et pourtant plane une mélancolie d'une pureté rare, à la limite du downtempo. C'est un morceau à écouter emmitouflé dans une couette tiède les soirs de vague à l'âme, probablement une madeleine précieuse aujourd'hui pour ceux ayant découvert l'album pendant l'enfance ou l'adolescence. Un peu plus tôt, on est bercé de même par Something About Us, emplie de cette même mélancolie, peut-être un soupçon plus lumineuse, romantique. Là où Veridis Quo empile les couches et les nappes, on a ici un groove simple et subtil incarné notamment par les octaves squelettiques d'une guitare basse au grain funk à souhait. On est pratiquement dans la Smooth Soul. Puis il y a ces lignes de chant susurrées et amoureuses, toujours avec cette voix trafiquée, filtrée et autotunée juste ce qu'il faut pour atteindre ce bel équilibre entre naturel et synthétique… Et la performance vous touche d'autant plus quand vous vous rendez compte que cette voix est en fait celle des Daft Punk (a priori celle de Thomas Bangalter pour être précis), qui s'adresse presqu'à nu à l'auditeur, pas encore dissimulé derrière le casque et le vocoder robotique…
Un chant qu'on retrouve au début de l'album dans Digital Love, chanson d'amour lumineuse et sublime, incarnant à merveille toute cette candeur adolescente, et donc cette nostalgie, ces souvenirs idéalisés d'une jeunesse insouciante, ballotée par les bouffées des premiers amours… Avant-dernier morceau avant un Too Long lorgnant du côté de la lounge music, on a Face to Face, un de mes moments préférés de l'album. Pourtant il m'est difficile de mettre précisément le doigt sur les émotions dans lesquelles la musique me plonge. On sait qu'on arrive au bout du chemin, c'est la fin d'un beau voyage, et on est plongé dans ce doux-amer, la mélancolie de la fin, mais les souvenirs plein la tête. Le riff principal est dansant et les samples semblent virevolter par dizaines autour de nous, des fragments de voix, de flûte, d'autres sons, puis le chant de Todd Edwards, producteur parmi les plus grosses influences de Thomas et Guy-Man. Face to Face est un genre de mille-feuille musical qui me donne à chaque écoute un immense plaisir à le décortiquer couche par couche…
Discovery aurait pu rester "juste" un très bon album, mais impossible de le dissocier du film qui lui sert de clip géant. Les Daft Punk ont eu la chance d'approcher une de leurs idoles d'enfance de l'autre bout du monde : le mangaka Leiji Matsumoto, créateur d'Albator, série animée culte de la fin des années 70 et phénomène culturel auquel Thomas et Guy-Man n'ont pas échappé. Leur projet de film correspondant à l'univers de Matsumoto, ils ont réussi à le convaincre de superviser la production de Interstella 5555 : The 5tory of the 5ecret 5tar 5ystem, qui sort en 2003. L'album entier, les morceaux dans l'ordre, sert de bande-son au métrage. Aucun dialogue n'est incorporé, juste une poignée d'effets sonores. On est face à un réel hybride entre film et clip géant. On y suit l'histoire des Crescendolls, groupe fictif très populaire sur son monde d'origine, enlevé par un producteur Terrien peu scrupuleux qui leur lave le cerveau pour en faire sa nouvelle trouvaille prodige et atteindre le sommet des charts.
Alors que Discovery était selon les mots des Daft Punk un album candide, il est assez surprenant de trouver dans le film une critique acide d'un Star System machinal, inhumain et cruel, même si à mesure que le film avance, on découvre que les enjeux de l'histoire sont bien plus grands et fantastiques puisqu'il est question de contrôler le monde via un rituel impliquant de nombreux disques d'or. J'ai personnellement pris un immense plaisir à découvrir ce film dans le cadre de la préparation de cette chronique. Car enfant, j'ai moi-même été un immense fan d'Albator, découvert lors d'une diffusion de la série au début des années 2000 à la télé française. Retrouver la patte graphique de la série des années plus tard m'a plongé dans cette nostalgie qui est au cœur de l'œuvre. Et même sans ça le film est magnifique, visuellement déjà, mais pas seulement : si je devais retenir une scène, c'est celle accompagnée par Something About Us, et le choix de musique est de circonstance [AVERTISSEMENT SPOILER ALERT, je m'apprête à résumer une scène cruciale, passez au paragraphe suivant si vous n'avez pas vu le film et que vous tenez à découvrir l'intrigue par vous même]. Shep, astronaute alien venu au secours des Crescendolls, mortellement blessé plus tôt dans le film, avoue ses sentiments à la bassiste Stella, les plongeant tous deux dans une vision d'une fantaisie romantique avant de rendre son dernier souffle. Toute l'émotion passe par l'image, la musique, sans dialogue, et la magie opère. Something About Us était déjà une chanson très chargée émotionnellement. Une fois associée à cette scène, la mélancolie qui s'en dégage se retrouve décuplée.
Vous l'aurez compris, Discovery est une œuvre majeure et pas que pour la France. Avec cet album, Daft Punk a fait dès son deuxième opus un grand pas en avant, se démarquant très clairement dans la scène House, innovant avec du vieux. Quatre ans plus tard sortira Human After All, qui recevra un accueil critique plus tiède, bien que beaucoup y voient un autre album majeur du groupe, des morceaux comme Robot Rock, Human After All ou Technologic étant devenus cultes. Il faut dire que sur ce troisième opus, Daft Punk revient à un style d'écriture plus électro, brut et répétitif, se plaçant plus dans la continuité d'Homework que celle de Discovery. Ce qui nous rappelle que souvent notre appréciation d'un album n'est pas vraiment celle de cet album seul, mais tient énormément compte de la place qu'il occupe au sein de la discographie de l'artiste. C'est un peu la continuité à l'univers musical de la politique des auteurs théorisée par François Truffaut pour le cinéma.
Sans Discovery, Human After All déjà n'aurait sans doute pas été le même album. Mais celui que nous connaissons aurait bien pu être considéré comme le magnum opus du groupe. D'autant plus que c'est avec Human After All que l'imagerie iconique de Daft Punk, les casques et la voix de robot ont été popularisés, tant dans la musique que les vidéos, là où Discovery les a tout juste introduits. Pourtant c'est bien de ce dernier qu'on se souvient le plus, loin devant Human After All. Je vais peut-être loin, mais j'y vois une sorte de paradoxe, de distorsion dans notre appréciation mémorielle d'un artiste ou d'une œuvre, comme si au fond notre esprit faisait lui-même une sorte de maxi best-of de tous les aspects qui constituent le tout "Daft Punk". Et la question se pose d'autant plus aujourd'hui, après la séparation du groupe qui nous a tous replongé dans nos souvenirs personnels, des réécoutes de leur musique, des revisionnages de leurs clips…
Quand j'écris ce genre d'article, c'est en espérant que ma vision concorde assez avec celles d'autres personnes pour les aider à mettre des mots sur leur ressenti et les aider à replonger dans l'état émotionnel que je partage avec eux à l'écoute d'un disque. Sauf que des milliers de chroniqueurs, du professionnel à l'amateur passionné, ont ou sont comme moi ici en train de mettre à l'écrit leurs interprétations, leurs souvenirs, leur analyse de Daft Punk et de Discovery… il en sort un florilège d'avis divergents, focalisés sur des point différents… autant de visions du duo qu'il existe de fans. Il est assez étonnant de voir que la séparation d'un groupe marquant rassemble autant et mette au grand jour les façons très variées qu'il a eu d'affecter la vie des gens. Et il peut être aussi passionnant de découvrir toutes ces tranches de vie marquées du sceau de Daft Punk que de tout simplement se focaliser sur ce jardin secret qu'on a développé mentalement de notre côté et de le chérir.
Merci Thomas et Guy-Manuel. Et bon vent à vous deux.