David Bowie - Blackstar

Le testament musical d'une idole.

Tout avait commencé le 28 décembre 2015.
Lemmy Kilmister, leader légendaire de Motörhead, cassait sa pipe à 70 balais. Mon père, ma porte d'entrée dans le rock, n'était pas un grand fan du groupe. Mais il m'avait introduit au personnage de son leader avec une série de blagues sur le mystère de la médecine qu'était son improbable longévité au vu de son mode de vie archi toxique. Comme un docteur suisse expliquant à Lemmy que lui transfuser du sang neuf le tuerait dû à l'absence brutale de toxines dans son corps, mais que lui devait s'engager à ne jamais, au grand jamais, donner son sang, assez toxique pour tuer un ours adulte. Du coup, la disparition de Lemmy marquait la fin de toute une ère de private jokes. Tout début janvier, sur la fin de mes vacances d'hiver, je demandais à mon père:

"- Bon, la mort de Lemmy, ça a son impact quand même, mais ça m'affecte pas non plus personnellement, et toi non plus je pense. C'est quelle rock star dont la mort te rendrait vraiment triste ?
- Hmmm… je pense que la mort de Bowie me chagrinerait pas mal.
- Ouais, non mais Bowie, je pense qu'il a encore encore quelques belles années devant lui."

Il faut dire que quelques mois à peine auparavant, mon père et moi visitions l'expo Bowie à la Philharmonie de Paris. Et alors que je prononçais ces mots, j'ignorais que David Robert Jones, dit David Bowie, était déjà condamné par un cancer du foie en phase terminale. Quelques jours plus tard à peine, je prenais la pleine mesure de l'erreur de mes prédictions de la pire des manières.

Au petit matin du lundi 11 janvier 2016, alors que je me levais pour me rendre à un partiel, la première chose que j'apprenais était que David Bowie nous avait quittés il y a quelques heures. J'ai eu la gorge serrée, repensant instantanément à ces mots que j'avais adressés à mon père. Ce n'étaient pas ses années qui étaient comptées, mais bel et bien ses jours.

bowie blackstar.jpg

Pendant les quelques semaines précédant le drame, j'avais pourtant bien vu que Bowie faisait miroiter la perspective d'un nouvel album. Sur les photos il apparaissait grisonnant, sur un fond blanc, marqué d'une grande étoile noire à cinq branches. Noyé sous le flot de posts promotionnels des nombreux artistes que je suivais sur Facebook, je n'y avais pas porté attention, ne voyant pas plus d'interêt que cela dans la perspective d'un nouvel album studio de David Bowie. Il fallait y voir le fruit d'un mélange de défiance et de désintérêt dans les nouveaux albums d'idoles pas forcément sur le déclin mais vieillissantes. Bowie avait déjà tout fait : les années 70 avaient été son terrain de jeu quasi-privé, il leur avait asséné le Glam Rock, dont il s'était détourné pour se réfugier dans un funk blanc américain et métallisé, avant de conclure la décennie en beauté avec la sainte Trilogie Berlinoise, acte précurseur de la New Wave, dont Low était de très loin le point le plus fort, le plus ambitieux, le plus arty et expérimental de la carrière de David. Les années 80 avaient été une pente descendante, commençant avec le très bon Scary Monsters (& Super Creeps), puis on était passé de la pop de Let's Dance au désolant Never Let Me Down. Les années 90 marquaient un retour salutaire, culminant avec le majestueux et industriel 1. Outside. Au nouveau millénaire, la cinquantaine en poche, Bowie pondait un diptyque rock, Heathen et Reality, pas mauvais mais assez conventionnel au vu de son passé curieux, touche-à-tout, macrophage des courants et des nouvelles modes. S'en suivait une tournée mondiale grandiose, le Reality Tour, abrégée de quelques dates sur la fin pour cause de soucis de santé du chanteur. Ce devait être la dernière tournée de David Bowie, qui allait alors pratiquement disparaître durant 10 ans, à quelques participations studio et live près, puis effectuer un retour acclamé avec The Next Day en 2013, dans la continuité de Heathen et Reality, mais avec comme une légère nostalgie, à l'image de la pochette reprenant celle de "Heroes" (1977). Les derniers albums de Bowie, pas dénués d'interêts, ne bénéficiaient néanmoins pas du prestige de ses œuvres les plus marquantes et avant-gardistes. Un rock trop pépère pour celui qui s'était amusé à jeter pavé sur pavé dans la mare entre ses 20 et 35 ans.

Sauf qu'en 2014, Bowie se fait diagnostiquer son cancer du foie. Une idole condamnée. La nouvelle aurait fait les choux gras des tabloïds, de la presse people et rock. Mais Bowie parvient à maintenir sa maladie secrète. A l'abri des regards, il met en chantier ce qu'il sait être son dernier album. Pas le droit à l'erreur, une seule tentative. Pour son chant du cygne, David Bowie se doit de faire les choses en grand. Et il fera ce qu'il fait de mieux : sortir des sentiers battus, briser la routine, forcer sa machine pourtant bien huilée en dehors des rails.

Bowie se doit néanmoins de travailler avec quelqu'un en qui il a confiance. C'est pourquoi il fait produire l'album par son partenaire de longue date, Tony Visconti, aux manettes entre autres de Space Oddity, la trilogie Berlinoise, et de toute son œuvre depuis Heathen. Par contre, niveau musiciens, le cercle intérieur des accompagnateurs de David brillent par leur absence : le guitariste Earl Slick, la bassiste Gail Ann Dorsey, le pianiste Mike Garson, fidèles collaborateurs parmi tant d'autres sont éliminés d'office. Mais il ne s'agit pas de partir de zéro pour autant. En 2014, Bowie a publié deux singles aux accents jazz très prononcés : 'Tis a Pity She Was a Whore et Sue (Or in a Season of Crime). Sur ce dernier, sorte de Big Band expérimental, on note la présence d'un saxophoniste et flûtiste de talent : Donny McCaslin. Pour Bowie et Visconti, sa participation est une évidence, mais il leur faut des musiciens avec qui il aurait déjà une chimie, une magie qui opère. Ils recrutent donc le quatuor de jazz basé à New York de McCaslin : outre ce dernier, le quartette est constitué du bassiste Tim Lefebvre, du claviériste Jason Lindner, et du jeune batteur Mark Guiliana. Le groupe se voit honoré de travailler pour Bowie, sans être mis au courant de la santé déclinante de ce dernier. Des démos leur sont transmises en décembre 2014 afin qu'ils s'imprègnent du projet et l'album est mis en chantier début 2015.

Ce choix de groupe va s'avérer décisif et génial. Bowie a de la bouteille, une carrière monumentale derrière lui, il sait exactement ce qu'il veut. Mais il a aussi la clairvoyance de laisser une grande liberté et une marge de manœuvre au quartette, sachant que leur cohésion passée peut faire des merveilles, et il les laisse être une vraie force de proposition. McCaslin, Lindner, Lefebvre et Guiliana ont des kilomètres au compteur tous ensemble et de fait, sont d'une efficacité que n'aurait pu atteindre un regroupement aléatoire de musiciens de studio sans expérience commune au préalable, aussi bons auraient-ils été. Le quatuor se voit plus tard complété par Ben Monder, autre vétéran du single Sue (Or in a Season of Crime) avec McCaslin et Guiliana, qui vient apporter sa guitare à l'ensemble. On note également la participation à deux morceaux de James Murphy, leader de LCD Soundsystem, pur produit de l'influence qu'a eue Bowie sur la musique populaire, qui avait travaillé à deux reprises avec le chanteur : pour un remix du morceau Love is Lost issu de The Next Day, et sur l'album Reflektor d'Arcade Fire, que Murphy a co-produit et sur lequel Bowie apparait en invité sur un titre. Au final, ce commando de la mort musical va accoucher d'un sept titres, regroupant quatre originaux, des revisites des singles 'Tis a Pity She Was a Whore et Sue (Or in a Saison of Crime), et enfin Lazarus, morceau écrit par Bowie pour la comédie musicale du même nom, elle-même une réexploration du roman L'Homme Tombé du Ciel de Walter Tevis, dont Bowie avait été la tête d'affiche de l'adaptation cinématographique de 1976.

Indéniablement, la formule a été la bonne. L'album Blackstar, fruit de ces enregistrements, a une réelle identité qui le démarque dans la longue carrière de Bowie. Il est singulier, à part, unique. Il a une patte sonore qui lui est réellement propre. C'est le retour du Bowie aventureux, avant-gardiste. On est face à un nouvel OVNI comme l'artiste savait si bien les créer de toutes pièces : un quintette de Jazz dirigé par une rock star alors fascinée par la techno ambiante de Boards of Canada, le hip-hop industriel sans concession de Death Grips ou encore le prodige du rap Kendrick Lamar, dont le chef-d'œuvre To Pimp a Butterfly paraitra pendant les sessions d'enregistrement et influencera grandement Bowie.

L'album va jusqu'à s'ouvrir sur un rapide fade-in, entrée en matière atypique s'il en est, et nous introduit dans le morceau titre Blackstar. L'ambiance se veut sombre d'office. Un fond synthétique, une guitare veloutée, une flûte traversière chuchotante… Puis la voix de Bowie, harmonisée, ponctuée d'une batterie généreuse compressée en force, afin qu'aucun détail de son jeu tout en retenue ne nous échappe et assure une solide fondation malgré sa délicatesse. L'atmosphère est digne de la noirceur du Mezzanine de Massive Attack. L'intro de flûte de McCaslin laisse place à des envolées de saxophone en pur cri d'alarme, et dans un flashback je revis les frissons que m'avaient provoquées les éclats de trompette de Miles Davis sur Bitches Brew. Le morceau titre s'avère être une épopée de 10 minutes, divisée en différentes sections, comme une fresque progressive entre Nu Jazz, Art Rock et Trip-Hop. Passée la revisite plus organique de 'Tis a Pity She Was a Whore, Lazarus s'impose comme un nouveau temps fort : une ballade mélancolique sur laquelle plane le spectre de la mort imminente, son titre renvoyant au personnage biblique de Lazare, au centre d'un récit de mort et de résurrection. Sue (Or in a Season of Crime) se démarque par un rythme infiniment plus intense, plaçant sur le devant de la scène la performance de Mark Guiliana et son jeu de batterie à la croisée du Jazz et de la drum'n'bass. La guitare et la basse fusionnent et assènent coup sur coup d'un riff en pointillé. Cette base rythmique nerveuse offre un terrain de jeu idéal pour les ambiances aux claviers de Lindner, le saxophone de McCaslin et le chant déclamé de Bowie.

Girl Loves Me nous replonge dans une ambiance où règnent l'étrange et l'aliénant à l'instar de Blackstar. La musique sonne spatiale, futuriste. Bowie offre peut-être bien sa performance vocale la plus marquante du disque, allant chercher des notes haut placées, prises dans un tourbillon de delay psychédélique. Pour ne rien arranger à la fascinante étrangeté de la chanson, le texte porte la marque du Nadsat, dialecte anglo-russe issu du roman et du film Orange Mécanique. Avant-dernier morceau, Dollar Days prépare Bowie à son dernier tour de piste. C'est le morceau personnel dans lequel Bowie annonce à mots à peine dissimulés le bilan de sa vie face à l'inéluctabilité de son sort. Le chanteur s'y accompagne de sa guitare acoustique, le spectre de ses années Glam plane sur la musique qui s'achève dans un dernier tiers épique et exaltant, mené en premier temps par un solo de saxophone majestueux, puis par une guitare électrique céleste épaulée de cordes. Comment ne pas repenser à Rock n Roll Suicide, qui achève l'arc et la vie de Ziggy Stardust… les mots de Bowie, "I'm trying to, I'm dying to" sonnent comme un écho au "You're Wonderful" de Rock n Roll Suicide. I Can't Give Everything Away achève le disque avec une touche plus synthétique. Le titre s'ouvre d'ailleurs sur le motif d'harmonica joué par Bowie près de 40 ans plus tôt sur le morceau A New Career in a New Town tiré de l'album Low, sur lequel il commençait précisément à expérimenter avec l'électronique et l'ambiant. Et pour enfoncer le clou, A New Career in a New Town traitait de nouveau départ. Tout se termine sur une note douce-amère mais apaisée, tournée vers le passé, où la mort est présentée sous l'idée plus douce d'une incapacité à donner à nouveau. Le dernier mot chanté par Bowie sera donc "Away" : loin, parti. Les adieux sont officiels.

Blackstar paraît le 8 janvier 2016, jour du 69ème anniversaire de Bowie. Les critiques et les avis sont enthousiasmés et de plus, les messages cachés de Bowie font leur effet sur les esprits. Certains ressentent les émotions d'un homme en phase avec l'idée de sa propre mortalité. Le doute ne planera pas longtemps. Bowie s'éteint le 10 janvier, deux jours après la sortie de son album. Au vu du rapprochement des deux dates, la volonté de sortir l'album pour son anniversaire relèverait d'un calcul incroyablement précis ou d'un coup de poker final face à la faucheuse. Bowie tenait-il tant à voir l'album sortir qu'il s'est accroché à la vie de toutes ses forces malgré les probables souffrances ? Coup de chance ou obstination admirable d'un artiste absolu sans concession ? Peu importe. Pour les fans, tout était clair, les aspects de chant du cygne de Blackstar prenaient tout leur sens. Les indices avaient été si nombreux. Car nous n'avons pas parlé de la chronologie des singles et des clips ! Fin novembre 2015, le morceau titre Blackstar paraissait en single, accompagné d'un clip magistral, empreint d'imagerie SF et surréaliste. On y voyait notamment le cadavre d'un astronaute, au crâne orné de joyaux, que le public identifia dès les premiers jours comme le Major Tom de Space Oddity. Mais surtout, le 7 janvier 2016, veille de la sortie de l'album, était paru le clip de Lazarus. Bowie y paraissait, portant comme dans le clip précédent, un bandeau blanc orné de boutons noirs à la place des yeux, alité dans une pièce carrelée aux tons terriblement hospitaliers. A la fin de la vidéo, filmée au format carré, il se retranchait en tremblant, à reculons dans une armoire. Telles furent les probables dernières images de lui. Enfin, pour la première fois en 25 albums studios répartis sur 49 ans… David Bowie n'apparaissait pas sur la pochette d'un de ses disques…

Les hommages furent légions au sein de la scène musicale, une évidence au vu de l'impact de Bowie sur des générations de musiciens. Mieux encore, Blackstar, du haut de son jeune âge, peut déjà se targuer d'avoir été influent. Le meilleur exemple ? Nine Inch Nails. Il faut dire que le groupe de Trent Reznor avait grandement inspiré Bowie, le poussant à explorer le territoire du rock industriel au milieu des années 90 sur l'album 1. Outside. Les deux hommes avaient partagé la route et la scène en 1995, collaboré sur le titre I'm Afraid of Americans. En 2018, Nine Inch Nails sort l'album Bad Witch, et l'empreinte de Blackstar est palpable, son électro-free-jazz possédé se retrouvant notamment sur le titre God Break Down the Door, porté par un saxophone grandement inspiré par le style de Donny McCaslin. Durant le Trilogy Tour de sa bande, entre 2017 et 2018, Trent Reznor rendra régulièrement hommage à Bowie, interprétant une version hantée de I Can't Give Everything Away, souvent suivie d'une reprise tire-larme de Subterraneans, morceau de clôture de l'album Low, sur laquelle Reznor lui-même interprète la partie de saxophone jouée par Bowie en personne… des moments de grâce immortalisés et facilement trouvables sur Internet pour la postérité.

La Mort. Elle frappe tout le monde. Elle nous prendra tous, un jour ou l'autre, sans exception. C'est le cours naturel et immuable des choses. Elle peut surprendre. On peut la voir surgir mais nous ronger à petit feu. Elle nous a arraché de nombreux artistes. Elle continuera à nous en prendre d'autres. Mais combien l'ont vu arriver d'assez loin pour accoucher de leur œuvre finale en toute connaissance de cause ? David Bowie est une formidable exception. Il a modelé sa mort pour en faire son œuvre d'art finale. Il a pu léguer un testament musical à nul autre pareil. Mais il n'était pas que question d'ego, de partir sur une note réussie. Blackstar était plus que ça. C'était aussi un cadeau d'adieu, un don de soi ultime à plusieurs générations de fans et d'âmes marquées par une œuvre riche et dense. Un cadeau dont il a fallu attendre le décès de celui qui l'offre pour en saisir toute la valeur. Blackstar est devenu un album culte en si peu de temps, un objet d'adoration. Aurait-ce été le cas si Bowie n'avait pas été mourant ? Mais si Bowie n'avait pas été mourant, Blackstar serait-il sorti tel qu'on le connait ? Probablement pas. Il serait inutile de refaire le monde, de revoir le champ des possibles, remettre en question les tenants et aboutissants des causes et des conséquences. Ce qui est fait est fait. Voilà à deux jours près cinq ans que David Bowie n'est plus de ce monde. Et Blackstar est cette ultime fenêtre sur l'avant. Ce dernier portrait vers lequel on se tourne avec nostalgie. Celui d'un homme qui a revêtu tant de costumes, donné vie à tant de personnages, et abordé sa propre fin avec une dignité remarquable et consacré ses derniers mois à la mise en place du plus beau des adieux en musique.

Merci à toi, David Robert Jones. Merci à toi… David Bowie.

MélancolieL'album inspire plus ou moins la mélancolie, les sentiments maussades et embaumés d'un vague à l’âme. 1/5 : Vous ressentez une légère pique de tristesse. 5/5 : Vous êtes plongé dans les tréfonds du spleen
FluiditéA quel point l'album est digeste sur la durée de l'écoute. 1/5 : Chaque note parait plus longue que la précédente. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose 5/5 : L'album s'écoute facilement, le temps passe vite
ImmersionIndice de l'immersion dans le voyage musical. 1/5 : l'album s'écoute les pieds bien au sol 5/5 : l'album vous emmène dans un tunnel de couleur et de sensations
Consigne du maître nageur :
Bouteille de plongée
Bouteilles de plongée

blackstar.jpg
David Bowie
"Blackstar"