En janvier 2020, Holy Fawn prenait le monde musical de court en sortant par surprise l'EP The Black Moon. Un petit joyau qui capturait l'essence du quatuor de l'Arizona, illustrant plus que jamais leur crédo « Loud Heavy Pretty Noises », description sonore on ne peut plus juste pour décrire la formation (chronique à lire ici). Un succès artistique qui fit retentir un petit peu plus leur nom au sein de la scène underground et qui allait permettre au groupe d'écumer les routes en tournée des États-Unis, certes, mais surtout celles du continent européen pour la première fois.
Depuis, notre monde a changé.
Les confinements se sont enchaînés et avec eux les reports de tournées. Pendant deux ans, l'activité du groupe se cantonna à de ponctuels remixes d'artistes, majoritairement de la scène post-rock. Parmi les plus notables, saluons ceux excellents du titre Dissolution de Pillars, celui de Awake // Sedate de SOM, et bien évidemment, leur réinvention de leur propre morceau Seer, l'une des pièces maîtresses de leur premier album Deathspells.
S'il était connu qu'un second album était en préparation, aucun indice quant à sa potentielle sortie n’apparaissait. C'est lors de la tournée au printemps 2022 en soutien de Deafheaven qu'un nouveau morceau se glissa dans la setlist des concerts. Ce titre, nommé Death Is A Relief, finira par sortir accompagné d'un clip, mais là encore, reste en suspens l'annonce officielle d'un successeur. Il faudra attendre mi-juillet pour que la délivrance arrive enfin : le second album d'Holy Fawn se nommera Dimensional Bleed, et sortira le 9 septembre sur le label Wax Bogeda.
Durant deux ans, et ce malgré les confinements ainsi que la fermeture de leur espace de répétition, le groupe continua de faire fructifier son verger. Dimensional Bleed partage avec son grand frère Deathspells la particularité d'avoir été enregistré dans les différentes demeures des Arizoniens. Ainsi, ils se sont offert le luxe du temps, ô combien précieux, sachant toute la minutie et le sens du détail dont ils ont fait preuve sur leur discographie.
Passé l'enregistrement, les similitudes entre les deux albums se feront plus rares.
Non pas que Dimensional Bleed fasse table rase de l'héritage du groupe, cela serait mentir. On retrouve bien évidemment la philosophie « Loud Heavy Pretty Noises » tout au long du disque, melting-pot de shoegaze, post-rock et black metal, entre autres joyeusetés sonores. Mais le quatuor possède l'intelligence d'aller l'appliquer dans un espace différent de celui de Deathspells, troquant l'énergie majoritairement rock qui s'en dégageait pour des ambiances bien plus léthargiques, de par l'omniprésence d'éléments électroniques.
Avec Dimensional Bleed, Holy Fawn embrasse ses éléments ambient plus que jamais, mettant les tape loops et beats électroniques au centre du processus créatif afin de former un squelette sur lequel se grefferont des couches d'instrumentations. Des guitares, bien entendu, mais aussi des claviers viendront s'ajouter à l'arsenal sonore, que cela soit pour des leads ou des basses.
L'album se lance avec volupté sur Hexsewn. Son introduction vaporeuse nous englobe, faisant danser les textures, avant que la voix de Ryan Osterman ne vienne se poser avec douceur en répétant un mantra alors que l'instrumentation s'enrichit de percussions et de piano. On ressent sur ce morceau la patte du frontman, qui s'est déjà illustré en la matière cette année avec un sublime album ambient de son projet solo Sownbones (chronique à retrouver ici).
Cette douceur passée, nous plongeons alors dans le disque, qui sera un voyage parsemé de délicatesse, de doux-amer et de tumulte, et ce dès la seconde piste. Death Is A Relief prend place et se révèle être un nouvel exemple des compétences d'Holy Fawn en termes d'arrangement et de songwriting.
Du point de vue production, il n'y a pas un élément dans ce morceau dont le son n'a pas été travaillé. Chaque partie apporte un grain cajolant tour à tour nos oreilles. Tout du long, les couches d'instruments s'ajoutent, relançant notre attention. Le morceau fait ainsi preuve de richesse et d'une excellente dynamique, partant d'un simple arpège de piano pour finir sur un climax déchaîné, avant de boucler sur le refrain qui ne cessera de se dégrader comme si la bande du disque se faisait lentement désagréger alors que le refrain se répète inlassablement.
I am an ugly root
Knotting itself out of life
I want to breathe fire
I want to grind my teeth into dust
Il ne sera pas le seul instant intense du disque. Empty Vials contraste son tempo lent par une instrumentation appuyée qui finira par exploser, lui donnant une dimension majestueuse et un sens d'inexorabilité. Sentiment grandement appuyé par le guitariste Evan Phelps, qui créera un torrent de sons de guitares post-rock donnant à Empty Vials le fil rouge de toute la construction de son climax enivrant.
Le morceau titre est un moment angoissé et direct, une pièce courte tout en tension qui invoquera rapidement des screams renforçant son aspect fataliste. C'est également l'occasion d'entendre subtilement la présence d'autres voix que celle d'Osterman. On peut en effet saisir le bassiste Alexander Reith doubler les hurlements afin d'apporter un grain plus bas et donc plus de contraste et de puissance à l'ensemble.
À noter par ailleurs que le groupe semble plus uni que jamais vocalement, Reith et le batteur Austin Reinholz étant tous deux crédités aux voix. Si l'on pouvait voir dès la période de Deathspells que Reinholz participait en live afin de doubler les lignes vocales, les dernières vidéos des concerts américains laissaient voir un groupe chantant des passages à l'unisson.
L'album n'est néanmoins pas tout en tension : ses déferlantes teintées de black metal seront contrebalancées par des titres mettant en avant une facette bien plus douce de la sensibilité du quatuor. Avec Amaranthine et Lift Your Head, les guitares se fondent délicatement entre elles, nous offrant des instants envoutants et sensuels au fur et à mesure que les arpèges se répètent tout au long des titres. Pour autant, à aucun moment nous ne ressentons de longueurs dans la construction des morceaux. Si l'arrangement y est pour quelque chose, le véritable responsable réside dans l'une des plus grandes qualités de Dimensional Bleed : sa batterie.
Holy Fawn a réalisé un travail colossal sur les percussions de leur album. Si les morceaux sont des fleuves, la batterie en contrôle le débit tout du long. Austin Reinholz affirme l'intention des titres, faisant varier les patterns au sein des morceaux afin de guider l'auditeur.rice dans son écoute. Du beat electro le plus dépouillé à la cascade de toms, tout est réfléchi pour donner à chaque instant son relief nécessaire.
Les beats marquent les moments de respiration du disque tout en apportant des sonorités, n'hésitant pas à se servir de bruits de tape loops ou d'autres éléments, leur donnant une singularité. Et quand il s'agit de batterie acoustique, Reinholz fait preuve d'un groove irrésistible. Le morceau Void Of Light en est un bon exemple, les patterns épousent la musique, et appuient sur ses instants forts. Si j'évoquais plus tôt la dynamique dans la composition de l'album, l'intelligence du placement des percussions y est pour beaucoup.
De plus, les fûts bénéficient du même soin sonore que le reste des instruments de l'album. Mention à l'envolée d'Amaranthine, où les rimshots et cymbales traités rendent un contraste délicieux qui ajoute encore plus d'immersion dans le morceau.
Tous ces éléments font du disque un voyage fluide. Transporté dans différentes strates de mélancolie pendant presque 50 minutes, on se retrouve surpris lorsqu'arrive le titre Blood Memory, qui fait office de reprise à son introduction Hexswen, amenant un déjà-vu musical qui boucle la boucle, renforcçant d'autant plus le mantra répété dans les deux titres.
There is only time
A circular pattern
A hex I abide
There is only time
I’ll find you again
In some other life.
Des paroles dégageant un certain ésotérisme propre à Holy Fawn, qui réaffirmera tout du long ses thématiques clefs, à savoir la nature et les émotions humaines, pouvant traiter de la mélancolie au mal-être étouffant, en passant par les moments de paix où l'on se sent faire partie d'un tout bien plus grand. True Loss reste, avec le morceau final, le meilleure exemple de cette quiétude, offrant une bulle plus apaisée en fin de course, comme si l'on émergeait doucement des angoisses croisées le long du parcours.
L'aspect romantique et mystique de l'écriture achève de donner à l'ensemble une couleur propre qui ne fait qu'un avec l'instrumentation et fait de l'album un voyage onirique.
Avec Dimensional Bleed, Holy Fawn réaffirme son excellence pour créer des morceaux dynamiques couplés à une richesse sonore débordante, mais maîtrisée. La formation a eu l'intelligence de faire muer sa direction artistique, leur permettant de proposer une différente forme de leur art tout en conservant le fond qui les a fait connaître, pouvant ainsi charmer les anciens fans comme les nouveaux arrivants.
Il est également un album dans son temps, osant pousser loin l'hybridation avec la musique électronique tout en restant équilibré. En résulte un sentiment de fraîcheur tout au long du disque, un exemple à suivre de la part d'une scène trop facilement encline à la citation des pairs. Ce second effort est une confirmation en tant qu'opus, mais aussi du groupe qui affirme définitivement sa personnalité forte et singulière. Nul doute qu'il saura toucher un vaste public, et peut-être même devenir une inspiration pour le futur.
Holy Fawn
"Dimensional Bleed"
- Date de sortie : 09/09/2022
- Label : Wax Bodega
- Genres : Post-Rock, Doomgaze, Electronique, Shoegaze, Post-Metal, Indie, Blackgaze, Ambient
- Origine : Etats-Unis
- Site : https://holyfawn.bandcamp.com/