Aujourd’hui nous allons parler d’un évènement étonnant : la résurrection et la remise au goût du jour d’un sous-genre du rock plus de 20 ans après son apparition. Au travers d’un album cumulant les deux avantages d’être un cas d’école pour le sujet qui nous intéresse, mais aussi un sacré bon disque indépendamment du fait d’être arrivé au bon endroit et au bon moment. Il y a 20 ans, le 19 août 2002 en Europe puis le 20 août aux Etats-Unis, le groupe Interpol sortait son premier album, Turn On The Bright Lights, donnant ainsi le coup d’envoi de la vague post-punk revival.
L’histoire commence du côté de New York en 1997, partant de l’initiative du guitariste Daniel Kessler, probable jumeau caché de Guillaume Canet, de fonder un groupe. Un projet qui lui trotte dans la tête depuis un moment mais qu’il a du mal à concrétiser, faute de musiciens avec qui il partage un langage musical commun. Il finit par trouver chaussure à son pied en les personnes de Greg Drudy, batteur de son état ainsi que son colocataire, puis de Carlos Dengler, bassiste et claviériste, étudiant en philosophie et en histoire, avec qui Kessler partage des cours à la fac. La formation se complète lorsque Kessler retombe par hasard sur le jeune Paul Banks, étudiant rencontré auparavant lors d’un échange universitaire à Paris, qu’il parachute chanteur et guitariste. Le groupe se développe doucement dans la Grosse Pomme et enregistre une poignée de démos et d’EP afin de se faire connaître. Kessler, ancien employé du label Domino Records, fort de son expérience dans l’industrie musicale, se charge de chercher tous les contacts nécessaires pour se faire signer. En 2000, Greg Drudy quitte le groupe pour se consacrer à d’autres projets et est remplacé par Sam Fogarino, autre connaissance de Kessler travaillant dans un magasin de vêtements.
En 2001, le quatuor est enfin signé par le label indépendant Matador, appartenant à la filiale anglaise Beggars (regroupant également les labels 4AD, Rough Trade, XL...) qui quelques années plus tard fera décoller la carrière de The National, autre figure de proue du mouvement post-punk revival. Le 12 août de la même année, Interpol effectue un concert remarqué au festival La Route du Rock, occasion pour le public français de découvrir là formation. Paul Banks, jeune éphèbe blond encore très timide sur scène (et potentiellement bien imbibé d'après les plus observateurs), enchaîne déjà clope sur clope, une habitude qui avec les années affectera profondément sa voix. Dengler, au contraire, déploie d'office un jeu de scène expressif mais ne porte pas encore le holster de policier qui deviendra un élément clé de son identité visuelle scénique. En novembre, leur premier album est mis en chantier à Bridgeport dans le Connecticut, et sa direction est confiée à deux producteurs et ingénieurs du son, Gareth Jones et surtout Peter Katis, futur architecte sonore de… The National. Ils optent pour une production drue, rugueuse, ne lésinant pas sur la saturation des voix ou même de la batterie pour reproduire les ambiances à rebrousse-poil des albums post-punk qui ont inspiré Interpol. L’enregistrement n’est pas facile : dans la tourmente post-11 septembre, les new-yorkais remettent leurs chansons déjà existantes en question, et font face à une panne d’inspiration pour compléter l’album. Turn On The Bright Lights finit par voir le jour malgré tous les obstacles (ce qui est d'ailleurs le nom de deux des morceaux), le 19 août 2002 à l’est de l’Atlantique, et le 20 août aux Etats-Unis.
Si avec ce premier album Interpol ressuscite le post-punk, le fantôme qui plane dessus est clairement celui de Joy Division, groupe le plus mythique des débuts du genre à la fin des années 70. Il faut dire que la voix de Paul Banks possède quelques similitudes avec celle de Ian Curtis, suffisamment pour lui donner une grande force évocatrice, plus de 20 ans après le suicide du chanteur anglais. Mais limiter le disque à une simple resucée des mancuniens, des Chameleons ou encore d'Echo & the Bunnymen serait cruellement réducteur. Interpol va aussi puiser ses influences dans des genres tels que le rock indépendant américain, la dream pop pour ses tempos plus lents et ses airs aquatiques et apaisés, mais aussi du côté du shoegaze, pour sa tendance à empiler les overdubs de guitare jusqu’à créer un mur du son alliant prestance, puissance et majesté. De tous ces ingrédients résulte un album passant par plusieurs vitesses de croisière, pour le meilleur, tout en conservant une certaine homogénéité sonore assurant une identité propre.
Turn On The Bright Lights s’ouvre avec Untitled, sur une boucle de guitare hypnotique de Daniel Kessler se répétant sur plusieurs mesures, se démultipliant et se superposant à elle-même à chaque reprise, prenant progressivement de plus en plus de grandeur, emplissant l’espace sonore, jusqu’à ce qu’une rythmique batterie-basse pose un groove lancinant. Paul Banks susurre quelques lignes de paroles intimistes et pose une ligne de guitare lead d’une seule note, s’accélérant, saturant jusqu’à prendre la forme d’un larsen en pleine course, traversant la suite du morceau jusqu’à son terme, laissant derrière elle sa trace telle une comète… On pourrait s'étendre des heures sur les détails de ce morceau introductif car il justifie à lui seul l'écoute du disque. Juste derrière Untitled, Obstacle 1 assure avec brio la mission de présenter en quatre minutes la formule Interpol : des morceaux carrés et efficaces, rythmiques, passant de couplets faisant la part belle aux motifs mélodiques individuels et complémentaires des différents instruments à des refrains où les quatre musiciens ne forment plus qu’un seul bloc solidaire et dense. Cette opposition couplet volatile/refrain solide se fait particulièrement sentir sur Stella Was a Diver And She Was Always Down.
Surtout, il y a l’idée de composition la plus géniale d’Interpol, éprouvée sur de nombreux morceaux de l’album : remanier légèrement la structure pop rock classique qui consiste habituellement à réutiliser le refrain en guise de final, en introduisant à la place un tout nouveau mouvement en guise de conclusion, bousculant subtilement et inconsciemment nos habitudes d’écoute et apportant son lot de surprises et souvent de grâce. En témoignent le final magnifique et prenant de PDA (véritablement le joyau du disque), chanté par Kessler, ou les hululements hantés de Banks sur la fin d’Obstacle 2.
Turn On The Bright Lights contient des morceaux puisant du côté punk de la force, plus rapides et nerveux, comme le single Say Hello To the Angels, morceau le plus dansant du disque, mené par un riff funky et une basse plus groovy que jamais, qui annonce avec deux ans d’avance l’approche angulaire tenue par Franz Ferdinand sur leur album éponyme. Mais c’est Roland qui remporte la palme du morceau le plus colérique, radical et violent, poussant à son paroxysme l’idée du refrain martial et lourd comme un parpaing.
L’album contient également des morceaux plus lents et apaisés, comme Untitled que l’on a déjà évoqué, mais aussi NYC, morceau doux et berçant, sans doute le plus serein du disque, dont la deuxième moitié prend un tournant shoegaze/post-rock sans pour autant perdre de sa délicatesse. Hands Away est quant à elle une ballade bien plus mélancolique, dominée par des guitares minimalistes, se contentant d’un rare battement de grosse caisse et d'une cymbale ride pétillante en guise de rythmique. Cela laisse un grand espace libre pour les claviers de Carlos Dengler donnant un côté très orchestral au morceau afin de le dynamiser. Enfin, dans la catégorie des morceaux plus délicats, The New est un cas à part. S’il commence en grande douceur avec une ligne de basse mélodique, il vire violemment de bord à mi-chemin pour se transformer en monstre de rock gothique possédé et hanté à l'image du Pornography de The Cure. Le disque se ferme sur Leif Erikson, morceau doux-amer portant le nom d’un seigneur viking auquel les paroles ne font en fait aucune référence. Le titre des morceaux a d'ailleurs rarement un rapport avec leurs textes, Banks ayant une approche abstraite et cryptée de l'écriture.
Turn On the Bright Lights obtint un succès critique colossal, trouvant bonne place dans les listes des meilleurs albums de 2002 de nombreux titres de la presse rock, assurant au groupe son avenir et son statut de figure musicale majeure de la décennie 2000-2010. Commercialement, le succès fut plus modeste et se fit sur la longueur, jusqu’à la certification disque d’or. Mais surtout l’album, aujourd’hui culte, fut comme mentionné plus haut l’un des signaux de lancements de la vague post-punk revival. Certes, il a été précédé par le Is This It de The Strokes, véritable bombe à son époque, issu de la même scène New-Yorkaise d’où Interpol a émergé. Mais on l'associe plus au garage rock revival, grâce auquel The White Stripes et autres The Hives obtiendront un succès mondial. Garage rock revival et post-punk revival ont souvent été associés, et la question de la filiation entre les succès de Is This It ? et d’Interpol se pose.
Depuis, le groupe a depuis sorti six autres albums, notamment le très bon Antics en 2004, perdu son bassiste Carlos Dengler qui a désiré se consacrer à d’autres projets, et poursuit toujours sa route en trio depuis 2010. Interpol a malheureusement peiné à publier des albums faisant autant l'unanimité que leur premier effort, mais a su sauvegarder son statut de précurseur et a gardé une fanbase solide. Leur dernier opus, The Other Side of Make-Believe, est sorti cet été, le 15 juillet dernier.
Mais à l’époque, ce que Turn On The Bright Lights a lancé dès sa sortie a été une source d’inspiration qui donnera à Interpol de nombreux enfants spirituels qui se joindront au courant post-punk revival : les premiers albums de Franz Ferdinand et The Killers en 2004, puis ceux de Editors ou Bloc Party en 2005, ou plus tard encore The XX et tant d’autres se partagent ce colossal héritage.
Interpol
"Turn on the Bright Lights"
- Date de sortie : 19/08/2002
- Label : Matador
- Genres : Indie Rock, Post-Punk Revival
- Origine : Etats-Unis
- Site : https://www.interpolnyc.com/