Jacob Collier - Djesse Vol.2

Les pieds nus et les yeux vers le ciel

Lors de l'avènement (déjà un terme sacralisant) d'un visage icônique, s'aligner avec les admiratifs sans faire dans la redite demande un effort. C'est d'autant plus difficile que la musique dont je vais parler est digne de nombreux compliments. Ne pas se répéter, ne pas s’ajouter aux glossolalies de superlatifs, ne pas (trop) se gargariser devant une musique aussi novatrice, intelligente et délicieuse pourrais néanmoins servir le principal intérêt de cette chronique. Explorons donc rapidement l'une des dernières météorites du ciel musical, le dénommé Jacob Collier et son album Djesse Volume 2.

Certains pourront se trouver étrangers au monde du jeune londonien car son approche plutôt élaborée de la musique, sa déconcertante capacité, renvoient une image de virtuoso. Image qui n’a pas manqué d’être soulignée, comme indiqué, par les journalistes et présentateurs de tout poils, donnant l’impression que ce bon Jacob ne pourrais se résumer qu’à ce jeune savant qui "sait tout faire". Une capacité qui aurait le don de booster le taux de masturbation de « l’élite » musicale ainsi que des fans de niche durant un bref moment. Ce Jacob n’aurais, après tout, "peut-être" pas grande profondeur derrière cette complexité et cette virtuosité affichée et palpable.

Rien ne saurais être plus faux. Le nouveau protégé de Quincy Jones n’est pas un imbroglio d'évolutions techniques agencées ensemble (usage de micro-tons - ex: G Half-sharp - harmonies négatives , modulations à n'en plus finir, subdivisions rythmiques inégales, etc). Bien qu'il puisse être unilatéralement présenté comme ce "synonyme" d'une entité indubitablement monstrueuse, subsistent des choses qui permettent de le voir d'une façon différente. Une approche qui rendrait un peu mieux compte de sa vrai richesse. Prenons un exemple, la dénomination du mode « super-ultra-hyper-méga-méta » lydien qu’il s'est "créé" et utilise parfois est sans doute un indice du léger recul à prendre sur le coté technique de sa musique. Il suffirait d'ajouter à cela la myriade de furtives remarques humoristiques du principal concerné pour égratigner un peu plus cette image de "machine à étaler du talent". Il est d'ailleurs juste de penser que l'excitation de tout le monde est sincère , et émerge sans doute de ce qui s'anime au coeur de l'oeuvre de ce talent déjà si mûr.

Un cas hypothétique, impossible même, d'une personne ayant pénétré le monde de Jacob uniquement grâce à sa technique est quand même envisageable. Il serait alors temps pour cette personne d’écouter l’album dont il est question ici, à savoir Djesse: Volume 2 -et au passage le reste de la discographie du bonhomme également, ça n'est jamais inutile-. L’art de Jacob est multi-facette, car il a le luxe d’être encore loin d’avoir trouvé ses limites. Ce qu’il fait avec Djesse est un peu le début de cette quête de son plafond. Cherchant ses zones d’expressions, il vagabonde, usant d’un langage toujours en évolution, mais déjà très reconnaissable. La quadrilogie Djesse a en effet pour vocation d'écrire l'alphabet, en quelque sorte, de cet équilibriste des genres aux milles habits de sherpa égaré en Angleterre moderne. Son language général, la musique, lui sert pour présenter en ces temps-ci son language propre, son "parlé". De ce fait, sur Djesse vol.2, on peut le reconnaitre à l'apparition de teintes, de gimmicks, de mélodies, de phrases déjà entendues sur Djesse Vol.1, ou sur son premier opus In my room.

"In order to do « less is more », first you have to know what « more » is." - Jacob Collier -

Sur le volume 1, où l’orchestration et l’éclectisme des arrangements étaient mis en avant avec force, l’auditeur était « petit ». Il était là pour admirer des images de grande taille, riches en teintes et déraisonnablement détaillées. Pour le volume 2, le goût pour les détails, pour ces particules mélodiques et harmoniques au sein des pièces se montre à une échelle plus locale. Les compositions sont dirigées par un désir de proximité, le cadre est réduit, sans pour autant perdre en résolution. Le changement se traduit d'abord via une production intimiste, vocalement hyper harmonique comme à l’habitude, mais avec un nombre d’instruments d'accompagnement restreint. Les sons ont pris une texture boisée, un caractère plus doux et champêtre. Le point de départ de ce deuxième volume est un parfait exemple, intronisant le son de la cornemuse comme symbole du "foyer" ou d'un "chez soi". Autres exemples, l’omniprésence de guitares acoustiques, de basse, de contrebasse, de violons et de ukulele, la présence récurrente de jeux de mains, de doigts qui claquent, de voix qui se soulèvent à l’improviste dans ces choeurs dont les sourires s’entendent à travers les micros. Dans ce cadre plus réduit, Jacob nous parle de choses de façon crue. L’aura de l'oeuvre est également contemplative, naturaliste, reposée. C’est idéal pour voyager dans des intimités multiples. De l’ultra-aérien Sky above , en passant par l’extraordinaire Moon River , le sulfureux Feel , le suave et délirant Do you love? se présentent des lucarnes ouvertes sur le monde. Ces lucarnes, par les choix de production évoqués sont de multiples aspects d'intimité, observant des "pays intimes" en quelque sorte.

« In order to do « Less is more », first you have to know what « More » is. » disait-il au détour d’une phrase au M.I.T. après son premier opus In my room . Il semble s'être, inconsciemment ou non, illustré parfaitement ici. De cette lucarne minimaliste, la lumière du monde resplendit plus clairement, magnifiquement, et d’une manière si, si puissante.

Jacob , après avoir épuré son jeu et ses compositions en apparence, n’a pas effacé ce qu’il est: un arrangeur incroyable. De sa voix, il fait Moon River, et ses 550 pistes audio (et quelques) la plupart très "en avant" et adoptant un mix au dynamisme qui propulse, catapulte le morceau vers des frissons merveilleux. D'autre part, sur toute l'étendue de l'album il tisse en arrière plan des toiles harmoniques fascinantes lui permettant de nuancer les couleurs de sa musique comme peu ailleurs peuvent le faire. C'est là sa plus grande force, ce qui le hisse si haut. Son pliage, sa torture des techniques et des normes musicales lui servent à sortir des progressions qui sonnent d'une façon ridiculement belle, fraiche, inédite. Sentir ça est à la portée de tout un chacun, et c'est bien là la beauté de l'art musical. Ces nouvelles nuances sont là pour "parler" , c'est un art après tout, une expression.

"Je serais incapale d'être exhaustif, tant la richesse des candeurs intimes est inépuisable sur cet opus"

D'un frisson émotionnel introspectif encore palpitant après Moon River, l'implacable beat de Feel se cale sur vous, immobilisant l'attention sur les harmonies douces de son introduction, oniriques, pour mieux faire la lumière sur le jeu envoutant se déroulant derrière un voile tamisé. Ce genre de douceur dans la transition, dans l'intention, est portée par le savoir faire déjà colossal de Jacob. Ce genre de capsules pululle, je serais incapale d'être exhaustif, tant la richesse des candeurs intimes est inépuisable sur cet opus. Il n'y a qu'à savourer, et certes, avoir l'oreille permettant de percevoir l'élégance de l'accomplissement d'un tel album est un vrai exhausteur de goût. Mais même pour l'oreille la moins aiguisée, la magie qu'opère Jacob est perceptible, car son plus grand atout est dans la réunion de toutes les choses dont on a parlé.

Le plus important, et le plus impressionant reste que cette richesse est en effet perceptible pour tout mélomane, car la vraie qualité, celle qui compte, c'est celle du compositeur qui oeuvre de façon sincère, émotionnelle. De ce point de vue là, il n'y a rien à ajouter, car Jacob a fait mouche sur toute la ligne.

Un des thèmes prédominants dans l'oeuvre relativement jeune du londonnien, c'est l'autre. Qu'il s'agisse d'un amant, d'un parent, d'un enfant, d'un ancêtre, d'un inconnu ou d'un ami de toujours, Jacob embrasse une forme d'empathie forte pour l'autre. Souvent dans ses esquisses se retrouvent des portraits de relations, des clichés de moments partagés. Sa plume est volontairement simple pour ne pas nuire à la généralité de son ambition, et rendre à l'oeuvre un champ de pertinence grand. C'est certes un peu casse-gueule, pouvant donner à des pointilleux de réalisme une impression de naïveté dans ces grands gestes, ces mouvements. Seulement là ou son brio réside aussi, c'est qu'il touche suffisamment juste. Il n'est pas question de faire dans l'orgie de détails (pour du Jacob). Une image simple suffit. Encore une fois, quand il s'agit des mots, le cadre est réduit à sa dimension la plus pure, et la plus impactante. Même dans les moments d'introversion solitaire, son monde est un monde de partage. L'autre est une extension pour lui, une manière de refléter l'être, d'envisager son devenir, une façon d'apprendre à aimer. Les textes de Time to rest your weary head parlent d'eux même.

Comptant là dessus, il ne reste qu'à se saisir de l'oeuvre, pour la savourer, l'écouter, la reprendre et la repeindre en soi. Ces lucarnes vous sont offertes, pour envisager l'autre, envisager la musique, l'amour, ou des millions d'autre choses encore. Parfois candide, parfois suave, clinquant et parfois sobre, votre mélomane ici présent tenait tout de même à vous laisser sur le lever de soleil sonore qu'est le duo À noite/Lua (feat MARO) petite illustration de la beauté fabuleuse qu'on peut trouver sur Djesse vol.2.

TempératureIndice du mood général de l'album : 1/5 = froid, musique globalement maussade, négative, voire violente 5/5 = chaud, musique très joyeuse voire festive
VélocitéIndice sur la véhémence de la musique 1/5 : tranquille, on est en eaux calmes, l'écoute est paisible 5/5 : musique extrêmement énergique, l'auditeur non averti aura intérêt à bien s'accrocher
ClartéL'album est superbement produit, le son est de velour et vous donne envie de jouir, 5 sur 5. Si au contraire, l'album est produit avec des jouets toys'r'us; et donne envie à vos oreilles de saigner de s'autoflageller avec un port jack de 1.5m, alors 1 sur 5
Consigne du maître nageur :
Scaphandre
Scaphandre

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Jacob Collier
"Djesse Vol. 2"