Une des choses les plus difficiles dans la vie d'artiste, c'est d'établir une renommée dans un certain style puis tenter de nouvelles approches musicales et de convaincre les gens de suivre ces sentiers inconnus. Certains groupes ont réussi avec talent leur virage car déjà adeptes d'explorations sonores. Pas besoin de citer d'éventuels exemples ; les premiers noms vous viennent immédiatement en tête. En 2020, ce fut au tour de Kadavar d'entamer cet exercice redouté de tous.
Grosses pointures de la scène Stoner actuelle et surnommés à raison les "Black Sabbath allemands", les musiciens de Kadavar se sont allégrement inspirés des bases apportées par le quatuor de Birmingham pour composer un rock aux riffs entrainants et ponctué d'une voix nasillarde agrémenté d'une immense couche de fuzz. Ils posèrent avec leur premier album, un éponyme, une des pierres fondatrices de l'explosion du renouveau du rock vintage : un genre glorifiant la décennie des 70s et dont il est un puits sans fond de formations idolâtrant les années psychédéliques du XXe siècle.
Les Allemands enchaînèrent les productions avec ce même cahier des charges : produire un Stoner Doom toujours plus abrupt. Et malgré des albums d'une excellente qualité, Berlin et Rough Times en tête, le son de Kadavar commençait à s'essouffler. La concrétisation de nos peurs trouva essence avec leur avant-dernier disque, For The Dead Travel Fast. Pour beaucoup, ce fut l'overdose d'une recette surexploitée. N'apportant rien de nouveau, il n'y avait plus aucune surprise et l'album reçut un accueil mitigé. Le ressenti principal était que le groupe se reposait trop sur leurs lauriers, même si c'était le cas depuis leurs débuts. Avec autant de disques semblables, le voile s'était dissipé et ce 5ème album en paya les frais.
Cela n'empêcha pas nos amis de partir sur la route pour défendre cette nouvelle galette, telles les bêtes de scène qu'ils sont. Cependant Kadavar prit en pleine figure la pandémie et le confinement de l'Europe au printemps 2020. Alors qu'ils venaient de commencer une immense tournée, ils ont dû plier bagage et rentrer chez eux à Berlin avec seulement 5 dates honorées sur la trentaine initialement prévues. Comme nous tous, les musiciens se sont retrouvés cloîtrés chez eux, à réfléchir sur leur avenir et profiter de ces moments hors du temps pour poser de nouvelles bases à leur musique.
Le groupe est revenu au galop, en pleine période estivale, en teasant un sixième album aux teintes spatiales et psychédéliques. Composé lors du premier confinement et sorti à l'aube de l'automne, The Isolation Tapes rompt totalement avec la ligne directrice que le combo s'efforçait de suivre depuis 10 ans maintenant. Le premier single, Everything Is Changing porte terriblement bien son nom, annonçant de nouvelles terres pour le navire Kadavar. Alors que nous assistons à une évolution de notre société, distanciation sociale oblige, la musique nous offre une capsule temporelle des précédentes décennies. C'est avec un clavier omniprésent et la voix de Christoph "Lupus" Lindemann, beaucoup plus lyrique qu'à l'accoutumée, qu'on nous envoie une nouvelle fois dans une ode au son vintage des années 70. Mais cette fois-ci, l'hommage tend plus vers Pink Floyd que Black Sabbath.
Le ton est donné, dix pistes regroupées sous deux grandes fresques, toutes deux adeptes d'un psychédélisme omniprésent que les titans du genre n'iraient certainement pas renier dans leur héritage. La première de ces odyssées, Tabula Rasa, évoque la volonté initiale de l'album. Si Kadavar effectuait un Stoner Doom vintage composé dans les caves arides de l'Europe, le trio a nettoyé tout de son passé et s'est envolé vers les étoiles. On retrouve comme maître à bord du vaisseau un synthétiseur, remplaçant la traditionnelle guitare, jusqu'ici rôle de pilier des compositions. Il est accompagné d'une basse ronde créant un fleuve tranquille où vogue la batterie. On entend aussi une légère 6 cordes, tantôt acoustique, tantôt électrique lorsqu'elle décide de partir rejoindre le clavier pour crier des solos célestes. La partie rythmique est quant à elle adepte de majestueuses cavalcades lors des turbulences de notre voyage.
L'ambiance est prolongée dans la seconde partie de l'album. Le tableau dépeint avec les cinq dernières pistes regroupées sous le nom de Flying Arrows est un brin plus mélancolique que le début du disque. Le clavier psychédélique fait place à un piano calme aux notes emplies d'une certaine tristesse. Ici, le groupe raconte son regret des temps passés, lorsqu'on pouvait encore sortir profiter de la culture des bars entre amis ou aller faire des concerts. On nous proposait un aller simple pour l'espace, mais on se rend compte que l'on est en réalité à la dérive dans le cosmos. Nous sommes perdus dans des contrées semblant familières mais tout reste différent de la réalité. Une envie de revenir en arrière et retrouver nos repères nous envahit. C'est sans doute ce qui a poussé Kadavar à produire un disque plus paisible. Alors que cloîtrés chez nous, la solitude se faisait sentir, celle-ci laissait place au silence et aux réflexions sur nous-mêmes. Les musiciens sont passés par ces mêmes phases de doute lorsqu'est arrivé le confinement et que la nature commençait à se redorer.
Ce sont les conclusions que j'ai tirées de ma première écoute de ce nouveau cru des prodiges allemands. J'avais très peur d'un nouveau disque empli de lassitude tant la recette de Kadavar ne m'inspirait plus aucune émotion, mais c'est une grande et agréable surprise qui m'a accueilli. Ils démontrent qu'ils n'ont rien à envier aux grands noms du psychédélisme moderne. Au final, le confinement, bien que pesant pour beaucoup, fut bénéfique pour les membres de Kadavar. Ils ont pu se recentrer sur eux-mêmes, profiter de leurs familles, délaissées par leurs innombrables tournées, pour tirer avantage de ces moments étranges du confinement et nous apporter une capsule temporelle. Une musique marquée par de grands noms comme King Crimson ou Gentle Giant.
Une capsule qui, d'après les dires du groupe, ne restera qu'un unique virage dans leur discographie, puisqu'ils ont promis de revenir sur des terrains plus ardents pour leurs futurs albums. Peut-être que cela est dû à la critique assez malvenue de beaucoup de fans du style, n'appréciant guère que Kadavar s'évade de son enclos. Pourtant, ce sont les mêmes concernés qui ont pointé du doigt l'essoufflement de leur musique au bout de 5 disques. Il serait temps de se remettre en cause et d'accepter qu'un groupe a le droit d'évoluer et qu'il nous revient la seule décision d'accepter de suivre les artistes sur ces nouveaux sentiers… Sans oublier d'accueillir les arrivants plutôt que de sanctifier un passé musical parce que "c'était mieux avant".
Peut-être est-ce simplement dû à l'effet de surprise que ce disque m'a beaucoup plus parlé que leur avant-dernière production. Sans doute aussi est-ce dû aux leçons tirées d'un confinement, nous apportant plus de temps à nous consacrer et réfléchir à comment évoluer dans la vie. J'y vois dans ce Isolation Tapes une maturation pour le trio berlinois. Une envie d'explorer des contrées qui, je l'espère, se verront revisitées dans un futur proche et c'est avec plaisir que je suivrai à nouveau leurs aventures.
Kadavar
"The Isolation Tapes"
- Date de sortie : 23/10/2020
- Label : Robotor Records
- Genres : Psych Rock, Stoner
- Origine : Allemagne
- Site : https://www.kadavar.com/