Lorsqu’un jeune groupe inconnu de tous se retrouve du jour au lendemain sur le devant de la scène avec une célébrité qui le dépasse, il est difficile de garder les pieds sur terre. Passer de représentations dans des petits bars, où la musique fait office de décor sonore, aux plus grands stades du monde, où des milliers de personnes scandent en chœur leurs paroles, peu d'artistes en sortiraient indemnes. La suite logique, quasi inévitable même, est de sortir un second album plus autocentré sur la notoriété nouvellement acquise et les remises en question qu’elle engendre. Les désaccords internes, les querelles d’égo qui se multiplient et ce sentiment qu’il sera impossible de faire mieux lors du prochain enregistrement deviennent les nouveaux fardeaux de la formation. Les exemples de carrières qui ont fleuri puis fané aussitôt le second opus sorti sont légion. Ils resteront dans l’inconscient collectif les interprètes d’une seule chanson, deux tout au plus, avec comme seul lot de consolation une présence radiophonique qui perdurera au fil du temps.
Dans cette réalité désenchantée, certains groupes réussissent à proposer à leurs fans une suite différente à leur histoire : une œuvre de qualité, aux niveaux de lecture multiples, dépassant largement le cliché de “l’album de la maturité”. L’opus qui donne naissance à cette chronique en est un parfait exemple. À l’occasion de ses 15 ans, je souhaite vous faire découvrir ou approfondir vos connaissances sur Under The Iron Sea de Keane.
Sans l’ombre d’un doute, à la lecture de ces cinq lettres, ce sont les chansons Everybody’s Changing et Somewhere Only We Know qui ont été fredonnées dans votre esprit. Issus de leur premier album Hopes and Fears sorti en 2004, ces titres ont permis à leurs interprètes, devenus instantanément les nouvelles icônes de la britpop, d’accéder aux top 50 anglais et international. Un clavier, une batterie, une voix, un son simple et des refrains accrocheurs, la recette était parfaite pour servir des tubes aux radios du monde entier. À force de matraquage médiatique, le trio a vu sa carrière décoller du jour au lendemain, enchaînant les concerts à guichet fermé jusqu’à faire la première partie de U2, une de leurs influences majeures. Un rêve qui se concrétise mais également une grande responsabilité à endosser. Comment faire mieux sur une nouvelle production ? Y-a-t-il un juste milieu entre rester fidèle à ses fans tout en surprenant son auditoire ? Comment ne pas décevoir ceux qui les soutiennent tout en s’armant face à ceux qui les considèrent comme un produit de consommation prêt à jeter ?
De ces questions naîtra Under The Iron Sea. 12 titres écrits majoritairement pendant leur tournée épuisante et qui ont comme point commun le thème de la guerre, omniprésente et pluriforme.
Le monde de la musique est source de conflits, de désillusions et de remises en question pour tout artiste qui n’y est pas préparé. Tom Chaplin (le chanteur), Tim Rice Oxley (claviériste et compositeur) et Richard Hughes (batteur) ont subi les foudres de cette industrie musicale et de ses conséquences parfois désastreuses. Une sorte de plongée sous une mer d’acier trop grande, trop hostile, où la mort est inévitable. Crystal Ball, troisième single de l’album, dénonce ce marketing à outrance faisant disparaître les êtres humains qu’ils sont au profit d’un nom qui réalise une série de mélodies accrocheuses, un produit de consommation musicale en somme. Avec un hommage assumé aux Smiths et à leur ambiance à la fois désabusée et entraînante, Tim y décrit ce reflet de lui-même qu’il est devenu à force de concerts et de tournées où aucune attache n’est possible. Keane ne devenant que sa propre image déformée dans une boule de cristal. Le plus amusant étant qu’avec ses sons de claviers électro, son refrain accrocheur au possible et sa batterie simpliste, le morceau qui dénonce le plus le conformisme est taillé parfaitement pour être matraqué sur les ondes. Une ironie palpable dont les britanniques savent jouer avec une certaine malice à l’image de Leaving So Soon ? où Tom Chaplin s’adresse directement à ses détracteurs qui, après avoir tant jugé la formation, se retrouvent à baisser la tête devant leur réussite et préfèrent partir plutôt que de se confronter à l’échec de leurs prédictions.
Lorsqu’on entre dans cet univers, c’est bien l'hypocrisie de ceux qui s’avèrent être des ennemis qui forge la carapace des nouveaux venus. Cette scène est un océan de requins où tous les coups sont permis pour accéder aux récompenses honorifiques de la profession. Dans une ambiance de conte de fées, The Frog Prince narre un monde où un roi berne son royaume en lui racontant de belles histoires pour le rendre plus docile. Le souverain, dans ce cas, est à la fois l’industrie musicale elle-même, qui achète les âmes et vend une image, mais également certains artistes qui piétinent la concurrence pour devenir les maîtres du genre. Ici, c’est le chanteur principal de Razorlight, Johnny Borrell, connu principalement pour son titre America, qui est épinglé. Placée en clôture de l’album, elle nous rappelle que la vie, artistique mais pas que, est un espace difficile où l’on cherche seulement à trouver sa place au prix de certains sacrifices : les autres mais surtout nous-même.
All promises broken feed your people or lose your throne and forfeit your whole kingdom. I'd sooner lose it than still live in it alone. (The Frog Prince)
Trouver sa place, voilà bien une guerre que nous menons toutes et tous au cours de notre existence. Elle semble ne jamais prendre fin car bien des combattants se présentent sur ce champ de bataille. Ces démons nous poussent dans nos retranchements et nous empêchent d’avancer.
Face à la solitude, il est facile de succomber à certaines substances qui sont comme un pansement sur nos blessures. Un pseudo soulagement qui ne dure que jusqu’à la prochaine prise de conscience et donc la prochaine descente. Pour certains c’est l'héroïne ou la cocaïne, mais pour Tom Chaplin c’est l’alcool qui le plongea dans une dépression quotidienne et profonde. Ces eaux troubles, dont on ne peut sortir indemne, sont la seconde définition que l’on peut donner à l’Iron Sea.
Atlantic entame le disque sur cette angoisse de ne pas avoir une famille à chérir, un foyer où rentrer quand la solitude est la seule possibilité. Quelques notes sur un piano qui vont et viennent comme les vagues d’une mer déchainée dans une ambiance brumeuse, une batterie forte et répétitive qui alourdit le ton avant que la voix, tel un phare dans le lointain, crie son désespoir. Ce morceau d’ouverture, le tout premier enregistré par Keane sur cette session, donne la tonalité à l’ensemble de l’album et offre au passage un des plus beaux morceaux qu’ils aient pu écrire à ce jour.
L’importance du souvenir, de la famille et du lien précieux qui unit les personnes est un sujet central dans la carrière du groupe, preuve en est avec Broken Toy mais surtout Hamburg Song. Cette dernière est une ballade menée par la voix angélique de Chaplin et son jeu tout en mélancolie sur un orgue interprétant une ode à l’amour fraternel et l’importance d’être comme un filet de sécurité dans la vie des gens que l’on aime. Malgré l’absence, malgré les peines, il y aura toujours une présence pour nous retenir et nous faire tenir à la vie. Car la vie c’est cela, un saut dans le vide en espérant trouver une main qui nous rattrape. Encore faut-il trouver le bon partenaire. De la peur de la solitude naît le besoin d’avoir quelqu’un à ses côtés, non pas pour partager ou s’aimer mais parce qu’il est plus facile d’être à deux dans un monde où le célibat est considéré comme un sort bien triste. Le quotidien morose devient la prison invisible qui enferme ses êtres auto-condamnés à une solitude en couple. Ces âmes errantes sont les protagonistes des chansons Put It Behind You et Nothing In My Way. On suit un couple en vie commune pourtant sans vie personnelle qui n'ont de force ni pour partir ni pour rester. Dans ces conflits émotionnels, retrouver sa solitude est parfois la meilleure solution. Fuir pour tenter d’exister.
I need a place that's hidden in the deep where lonely angels sing you to your sleep. Though all the world is broken (Atlantic)
Abandonner tout ce qu’on possède pour notre survie, voir partir vers un autre monde les personnes qu’on aime, leur dire adieu pour embrasser la volonté d’une nation. La guerre dans sa forme la plus primitive et arriérée qui soit est bien celle qu’affrontent les Hommes en quête de nouveaux territoires et sera la dernière des trois définitions de la mer d’acier. Dans ce lieu destructeur, aucune âme ne survit aux balles et aux mines. Au nom de qui commettons-nous ces actes de mort ? Pourquoi retirons-nous la vie pour l’égo d’un pays ou de ses dirigeants ? Sommes-nous vraiment incapable de changer le destin de ce monde ? Tant de questions existentielles qui se cachent à demi-mot sur le titre phare de l’album Is It Any Wonder ? Mené par un son de guitare électrique programmé sur le clavier de Tim Rice-Oxley, il évoque le ressenti de la population anglaise durant la guerre en Irak qui faisait rage alors. Un engagement bien politique sous un refrain diffusé en boucle sur les radios du monde entier, le but étant d'éveiller les consciences sur l’absurdité de la situation à laquelle se préparait la coalition. Comme si les conflits passés n’avaient laissé aucun souvenir des conséquences dramatiques sur les vies innocentes. Ce désert humain est ironiquement personnifié dans le dernier couplet de la chanson par la cathédrale de Cologne en Allemagne, seule survivante qui regarde impuissante sa population tomber sous les obus et les mitraillettes pendant la seconde guerre mondiale.
Aux côtés des bâtiments de pierres, certains reviennent du champ de bataille non sans conséquence sur leur humanité. Un souvenir qui hante les nuits des combattants, parfois si jeunes, qui ne pourront plus jamais revenir mentalement de cet enfer. A Bad Dream est basé sur le poème de William Butler Yeats : An Irish Airman foresees his Death ainsi que The New Confession de William Boyd, deux œuvres de la littérature anglo-irlandaise où le protagoniste regarde un conflit depuis les nuages (dans un avion de chasse pour l’un et une montgolfière chargé de filmer les lignes de front pour l’autre). La rythmique simple de la batterie mêlée au piano mélancolique installe une ambiance onirique complètement bousculée sur le dernier tiers de la chanson comme une explosion de bombe dans un environnement qui semblait si paisible. Le choc post-traumatique de ces vétérans cherchant à trouver le sommeil est parfaitement mis en musique.
I wake up, it's a bad dream. No one on my side. I was fighting but I just feel too tired to be fighting (A Bad Dream)
Les batailles face à l’industrie musicale et ses conséquences, les peurs humaines ou les ennemis d’une nation sont les trois guerres menées de front par les paroles de Under The Iron Sea. Un sujet si puissant qu’il devait être illustré de la plus belle des façons. C’est la graphiste Sanna Annukka, dont le travail est un subtil mélange entre couleur, minimalisme, répétition et rêverie, qui a hérité de cette lourde tâche. Elle a offert à Keane une pochette iconique, référence pure au Kalevala, ensemble de poèmes du folklore finlandais qui narre les histoires de personnages mystiques et magiques menant des affrontements épiques. L’océan d’acier prend alors les traits d’une harde de chevaux sauvages prête à l’attaque. Cette illustration est une des plus belles que j'ai eu l'occasion de voir. Elle a marqué ma vie au point de me faire choisir ma profession et a fait naître en moi le besoin de collectionner les œuvres sur format vinyle. Toutes les réalisations graphiques qui accompagnent l’album m’ont tant subjuguées qu’il était de mon devoir d’en faire une vidéo. Aussi pour compléter mes propos et approfondir votre curiosité, je vous y reporte.
Voilà que 15 ans d’écoute se sont écoulés depuis ma découverte d'Under the Iron Sea et de Keane. La moitié de ma vie passée à rêvasser et à chantonner les paroles en découvrant pendant mon adolescence le poids de leurs mots. J’ai tant aimé cet album que j’avais peur d’en être déçue au fil du temps ou simplement lassée. Mais il s’agit en réalité de ma plus belle rencontre musicale, celle qui cristallise en quelques lignes l’enfant que j’ai été et la femme que je suis devenue. L'adulte qui prend conscience de son monde, de ses conflits, de ses désillusions, qui a gardé son âme de petite fille et qui s’est longuement cherchée dans cette brume qu’est la vie pour enfin devenir celle qu’elle a toujours voulu être. Un être unique avec ses forces et ses faiblesses, ses doutes et ses espoirs. En écrivant cet article, j’ai été animée par la passion mais également par la peur. Être trop personnelle, trop émotionnelle, trop démonstratrice sur un album qui n’est après tout rien de plus qu’un album de britpop tout ce qu’il y a de plus commun. Mais mes mots ont été guidés par l’envie de vous faire découvrir que l’important dans une œuvre c’est de l’étudier, de la comprendre mais avant tout de la ressentir. Quelque part, j’avais encore et encore envie de la découvrir. A chaque nouvelle écoute, je redeviens cette adolescente qui a mis pour la première fois, il y a 15 ans, un CD dans sa chaîne HI-FI aux lumières bleutées. Allongée sur son lit, elle s'est senti s'enfoncer dans son matelas, apaisée par les sons et les paroles qui inondaient sa petite chambre. Aujourd'hui plus que jamais, je m’y suis plongée, sans masque à oxygène, sans préparation mais avec la simple volonté de rendre hommage à cette pièce de ma vie et au groupe qui l’a portée. Merci Keane de m’accompagner sur ce voyage qu’est l’existence, je suis prête à m'immerger à nouveau dans les profondeurs de tes mers aussi longtemps que l’air pourra encore pénétrer mes poumons et je m'émerveillerai encore et toujours de ta beauté abyssale.
Keane
"Under The Iron Sea"
- Date de sortie : 12/06/2006
- Label : Island Records
- Genre : Pop
- Durée : 0:50:25
- Origine : Royaume-Uni
- Site : https://www.keanemusic.com/