Au milieu d'albums anodins se trouvent parfois des chansons à la qualité indéniable, trésors sous-marins dont les oreilles attentionnées entendent l'appel. En d'autres occasions, ces perles sont des singles perdus au fond de l'immense océan musical, lâchées discrètement par des artistes inconnus du grand public. Tout comme nos Passages surlignent des instants impactant d'un titre, cette chronique veut faire remonter à la surface ces morceaux à côté desquels on serait passé. Et nous savons que la Prise du jour sera bonne.
Que peut-on faire avec seulement 8 pistes, une mémoire limitée et pas de voix enregistrable ? Cette question, nombre de compositeurs et compositrices se la posaient il y a plus d'un quart de siècle. À cette époque, les éditeurs de jeux vidéos prenaient progressivement conscience de l'apport de qualité pour un jeu vidéo qu'était une bande-son, et passaient des commandes aux artistes. Seul hic, mais non des moindres, les moyens disponibles : dans une cartouche de quelques mégaoctets et avec une mémoire vive qui paraît ridicule de nos jours, faire loger une OST pour un jeu avec une longue durée de vie était une épreuve considérable.
Dans le cas qui nous intéresse ici, Tim et Geoff Follin ont dû se débrouiller avec les capacités de la Super Nintendo, plus connue sous le nom de SNES. Pour composer la bande originale de Plok, ils avaient à leur disposition :
- Cartouche : 8 Mo, avec le jeu à placer ne l'oublions pas.
- RAM centrale : 128 Ko
- RAM audio : 64 Ko
- Pistes audio disponibles : 8
- Plusieurs ingénieuses techniques de sampling
L’essai fut brillamment passé, avec une B.O. de fort bonne facture, notamment inspirée par les Beach Boys, avec en son sein un moment de fulgurance : la chanson Boss. Fulgurance ? Si ce terme est employé, c'est parce que la majorité de Plok se passe avec une musique presque enfantine, qui respire bon la plage, le soleil resplendissant et le sable chaud. La bande son du jeu, acclamée, nous offre synthés virevoltants, faux harmonicas joyeux et compositions entraînantes.
Cependant, au milieu de l’OST, Boss renverse tout cet univers : à ce moment du jeu, l’écran de Plok passe de couleurs chaudes et flashy à un froid et terne noir et blanc. Sans prévenir, la bande-son va prendre un tournant bien plus sombre et menaçant, et le mignon petit bonhomme rouge va être accompagné par un titre terrifiant. Dès l'intro, on se retrouve avec un rire maléfique, superbement reproduit par on ne sait quelle magie. On est embarqué dans un jeu à frissons, avec un synthé évoquant un fantôme de manière presque clichée. L'ambiance installée déstabilise, mais le décalage proposé happe et intrigue. Intrigue encore plus imposante quand la piste accélère jusqu'à une transition fabuleuse.
Fabuleuse car : premièrement, on change de genre et deuxièmement, on change d'époque. N'y allons pas par quatre chemins, après cette transition, les Follin nous envoient au début des années 2010 avec une simili-darksynth que ne renieraient pas Carpenter Brut ou Perturbator. Les commentaires des connaisseurs sont unanimes : on vient de basculer dans Hotline Miami 2 avec ce kick monstrueux et ces basses lourdes. Par-delà un tambourin omniprésent, le martèlement de la grosse caisse est implacable, et sa sentence irrévocable : Boss est un "banger" auquel votre nuque ne saurait échapper. Le hochement de tête est inévitable, les mélodies donnent des envies de violence, entraînées par le rire synthétique qui revient durant le morceau. Qu'importe à qui vous avez affaire, il va en baver. La chanson motive et pousse à se dépasser grâce à son rythme effroyable. Et dire que Boss date de 1993...
Si les limitations techniques de la SNES font que ce morceau n'a pas la qualité sonore de la darksynth moderne, on ne peut nier qu'il en concentre l'esprit, et il peut être qualifié de précurseur du mouvement. Peut-être même initiateur, si on pense à la chance non-nulle que des artistes évoluant dans cette scène aient joué à Plok pendant leur enfance, mais on rentre là dans le domaine de la conjecture.
D'une efficacité redoutable, la bande son et le titre n'ont malheureusement pas marqué lors de leur sortie initiale, comme d'autres jeux ont pu le faire à ce moment-là. Boss est cependant récemment revenu dans les discussions de connaisseurs, la bande-son du jeu ayant finalement une sortie officielle en 2019. De nombreuses personnes vantent désormais la prouesse technique de dégager autant d'énergie en 16-BIT, tout en étant impressionnées par l'avant-gardisme dont la chanson fait preuve. Un groupe de personnes auquel j'appartiens et qui n'attend que vous.