Le Passage #05 - Genesis - Tonight, Tonight, Tonight

Au fil de nos écoutes, certains albums et certaines pistes parviennent à capter notre attention. Des morceaux qui reviennent régulièrement dans nos playlists, nos oreilles, pour combler les moments creux ou tout simplement nous faire du bien. Dans Le Passage, nous revenons sur ces chansons qui rentrent dans notre panthéon, grâce à une partie qui les font surnager au-dessus des autres.

A-t-on encore besoin de présenter Genesis ? Pour les plus jeunes lisant cette chronique, peut-être bien, alors résumons : quintet anglais de rock progressif ayant débuté sa carrière dans les années 70, le groupe s’est penché vers un style plus pop alors qu'il perdait un par un ses membres pour ne plus être qu’un trio à l’aube des années 80. Gagnant en popularité dans le même temps, Genesis s’est transformé en groupe plus radiophonique dans la seconde moitié des 80’s, tout en gardant des traces du rock prog de ses débuts. Alors mené par Phil Collins, Tony Banks et Mike Rutherford, le groupe va y rencontrer le plus gros de son succès. Les Londoniens sortiront leur dernier “vrai” album We Can’t Dance en 1992, leur plus long, maintenant l’équilibre si particulier entre prog et pop. Aujourd’hui l’entité ne crée plus et se limite aux concerts. Mais à son apogée, le trio était un, si ce n’est le plus grand groupe de son temps, remplissant sans encombre les stades, tournant dans le monde et sur toutes les radios.

Un album au sommet

Revenons justement à cette époque où les musiciens étaient pleinement actifs (le trio sortait un album tous les deux ans), à savoir en 1986. Leur treizième album Invisible Touch était la version où la nuance de leur style était à son paroxysme : au milieu des Land Of Confusion, In Too Deep et du morceau éponyme taillés pour la radio, le groupe plaçait un Domino de plus de dix minutes, l’instrumentale The Brazilian et le titre durant presque neuf minutes dont il est question ici. La nuance se trouvait dans les sonorités et instruments utilisés, mélangeant new wave et pop pendant que dans les compositions Genesis souhaitait laisser la place à ses idées pour se développer.

Placé en seconde position au milieu des deux titres les plus généralistes - sans pour autant être génériques - de l’album, Tonight, Tonight, Tonight en est la piste la plus sombre. La seule à l’être en réalité, la seconde moitié de Domino étant parcourue d’éclaircies. Morceau à l’ambiance nocturne, presque lugubre, il contraste avec le joyeux voire naïf Invisible Touch qui le précède, offrant un changement d’atmosphère qui a dû surprendre lors de la sortie de l’album. Car Tonight, Tonight, Tonight est aussi le récit d’une personne accro, en proie à sa dépendance.

Le titre possède une dynamique captivante. Plutôt calme entre couplets un peu étouffés et refrains où Phil Collins pousse de la voix sur des paroles faites pour être scandées, le morceau est dominé par les pads et batteries électroniques qui jouent la mélodie. Elles tendent l’atmosphère avec l’aide de l’orchestre joué par les claviers de Banks, alors que la guitare de Rutherford fait de courtes incursions pour implicitement appuyer la menace. Le chanteur raconte une âme en souffrance, épuisée par les effets d’une substance qu’on devine néfaste et illicite. Les “ce soir” du refrain peuvent aussi bien parler de l’acquisition d'une nouvelle dose auprès d’un dealer que d’une décision d’arrêter de subir cette addiction.

Après un pont et un troisième refrain, le morceau bascule sur une section beaucoup plus axée sur le rythme, les mélodies passant en second plan mais maintenant cette tension. Sans la voix de Phil à laquelle se raccrocher, on se retrouve isolé au milieu des batteries électroniques qui se meuvent, telles des animaux au milieu de cette nuit qui nous est si étrangère.

Ainsi, le décor est posé, la scène est vivante et nous sommes alertes, attentifs à chaque son surgissant de nos écouteurs ou de nos enceintes. L’occasion rêvée pour Genesis de composer une section - un passage ? - qui sera aussi brillante que son apparition lors des concerts du groupe sera rare (seulement pendant la tournée de promotion d’Invisible Touch).

Un crescendo signé Tony Banks

Dans cette ambiance nocturne, alors que les pads errent sur la piste, l’orchestre artificiel de Tony Banks arrive en fade-in à 3:38 (3:42 en live). Au début discret, il va se voir agrémenté au fur et à mesure d’autres synthés. Les différents ajouts sont de plus en plus agités, notamment cet arpège débutant à 4:05 qui tourne autour de vous. Très rapidement, les instruments de Tony monopolisent l’espace et vous entourent, les mélodies s’additionnant et se répondent : une commence à gauche alors qu’une autre lui réplique à droite avant qu’une troisième au centre ne vienne s’interposer, tandis que les cordes s’intensifient. Vous voilà seul au milieu de nulle part, chaque bruit pouvant être une menace pour votre personne. La batterie de Collins devient plus impactante, les gated reverb snare s’accentuant en même temps que les échanges entre synthés. Alors que les pads continuent sur leur rythme hypnotisant, nos poils se hérissent, se levant comme notre rythme cardiaque avec cette montée progressive dont on aperçoit le sommet.

Puis la dynamique change : à 4:59 (5:09 en live) les mélodies qui ne cessaient de monter s’estompent promptement. L’orchestre synthétique reprend le dessus et descend, accompagné par un break de batterie à la sonorité typique de son époque. L’expression anglophone ”It’s going down” prend alors tout son sens, quelques secondes avant que Genesis ne jaillisse dans nos oreilles dans toute sa grandeur, à 5:06 (5:16 en live).

En un instant, la guitare de Rutherford déflagre à grands coups de power chords tandis que les claviers de Banks partent dans tous les sens. Pendant ce temps Collins - bien aidé par la magie du studio - bombarde sans relâche ses toms tout en évacuant par son chant la tension qu’il avait retenue jusqu’alors. Il se libère de tout ce qui lui pesait sur le dos dans cet intense climax, nous emmenant avec lui dans ce tourbillon d’émotions et d’instruments, exprimant sa détermination à sortir de sa condition. La charge de laquelle il se sépare est immsense, si bien que le passage jusqu'à 6:02 (6:12 en live).

Genesis_1986 Le meilleur trio des 80's [photo M. Putland / Getty]

Ce passage me touche profondément à chaque écoute, la personne surgissant de l’obscurité avec force. Genesis étant les musiciens de qualité qu’on connaît, la composition incarne à merveille les états d’esprits parcourant le héros.

Le morceau ne s’arrête pas là et continue en reprenant les couplets et refrains, cette fois-ci de manière beaucoup moins minimaliste. Nous ne sommes plus seuls désormais, Tonight, Tonight, Tonight devenant plus vivante et les instruments plus démonstratifs. Mais cela passe au second plan pour moi, tant le crescendo et son apogée sont marquants. Comme pour le dernier couplet de Bohemian Rhapsody ou celui de Nothing Else Matters, la fin du morceau ne m’intéresse pas ou peu tant ce qui la précède est puissant.

Avec ce morceau, et en particulier ce passage, Genesis prouvait que même s’il avait pris un virage “commercial” depuis les 70’s, le groupe n’avait pas oublié d’où il venait. Et les Anglais rendaient brillamment hommage à leurs origines, Tonight, Tonight, Tonight nous collant des frissons dans les deux sens du terme : de peur dans sa première partie, mais aussi de joie lors de son sommet.

Invisible Touch album
Genesis
"Invisible Touch"