Nouveau retour sur un album de l'année 2000. Après être revenu sur White Pony de Deftones, Parachutes de Coldplay, Relationship of Command d'At The Drive-In, ou encore Kid A de Radiohead, il est un album dont on ne pouvait pas manquer le 20ème anniversaire. Car plus encore que les disques précédemment nommés, il a marqué la naissance d'un phénomène culturel auquel peu, très peu de mélomanes de notre génération ont pu échapper. Une véritable tornade, une des plus grosses ventes de son époque, le meilleur démarrage connu de son ère pour un premier opus, un véritable porte-étendard pour une jeunesse adolescente des années 2000 friande de rock et de métal. Je parle bien sûr de Linkin Park, et de son premier album Hybrid Theory. Un groupe et un disque aussi acclamés et adulés que critiqués, car part du courant Nü Metal, et donc forcément mercantiles.
En 2000, le Nü Metal est bien situé dans le paysage musical et au sommet de son heure de gloire. Korn, qui a plus ou moins lancé le phénomène en 1994, enchaine les succès, Limp Bizkit est numéro 1 en Amérique du Nord dès son second album Significant Other en 1999. Slipknot entre dans le jeu avec son premier album la même année, Deftones est acclamé tous azimut pour son album White Pony, qui marque cependant un début de rupture avec le courant Nü. Alors, lorsque Linkin Park débarque avec Hybrid Theory le 24 octobre 2000 (pile une semaine après le Chocolate Starfish & the Hot Dog Flavored Water de Limp Bizkit, autre album culte du genre), cela pourrait bien avoir été le bon album au bon endroit et au bon moment. Ça a en tout cas été la lumière au bout d'un tunnel de 4 ans de galères pour le groupe à se faire connaître. Il est né en Californie sous le premier nom de Xero en 1996, regroupant le chanteur Mark Wakefield, le batteur Rob Bourdon, le guitariste Brad Delson, le DJ Joe Hahn, le bassiste Dave "Phoenix" Farrell et le multi-instrumentiste et rappeur Mike Shinoda. Le groupe se rapprochera d'un agent de la compagnie de labels Zomba, Jeff Blue, qui malgré d'insistants pourparlers avec sa hiérarchie, ne parviendra pas à négocier de contrat pour eux. Mark Wakefield quitte le navire de frustration dès 1998, et Phoenix part honorer d'autres engagements musicaux. Blue met alors Xero en contact avec un nouveau chanteur, Chester Bennington, qu'il remarque par ses performances vocales au sein du groupe Grey Daze, basé en Arizona. Bennington passe une audition haut la main et part s'installer en Californie pour se consacrer à son nouveau groupe, rebaptisé Hybrid Theory.
Malgré ce changement de chanteur et de nouvelles démos, Blue ne parvient toujours pas à conclure de deal, ni avec de nombreux labels indés, ni avec Zomba, dont il claque finalement la porte quand le major Warner Music lui offre un poste dans sa propre division de recherche de nouveaux talents. Bien placé au sein de la compagnie, Blue parvient enfin à obtenir un contrat pour ses protégés, mais le reste de la division A&R reste très sceptique. Le label veut imposer des changements de style, de personnel, le groupe parvient à faire bloc. Mais il accepte néanmoins, en signe de bonne foi, de changer de nom pour éviter la confusion avec Hybrid, un duo de musique électronique britannique. Optant d'abord pour Lincoln Park, il se rabat finalement sur Linkin Park, pour marquer la distinction avec le lieu et faciliter l'acquisition d'un nom de domaine pour un site internet. Le premier album, reprenant donc l'ancien nom du groupe, est enregistré, se payant même un mixage par le légendaire ingénieur du son Andy Wallace (Nevermind de Nirvana, Arise de Sepultura, le premier Rage Against The Machine, ou Chocolate Starfish de Limp Bizkit, on y revient). Et à la surprise générale, le carton est immédiat et démesuré, la meilleure vente d'un premier album depuis le Appetite in Destruction des Guns 'n' Roses en 1987, l'album est le plus vendu de l'année et donc de ce début de 21 siècle. Pour le groupe c'est une magnifique revanche sur tous les labels ayant refusé mordicus d'avoir à faire avec eux (et qui ont clairement dû se bouffer les doigts d'avoir manqué le train), et cela marque le début d'une giga success story.
Si Hybrid Theory se range dans la case Nü Metal, il apporte néanmoins son lot de nouveautés et de fraîcheur. Niveau style, le groupe apparait en photo avec les traditionnels survets, arbore pilosité faciale de type "bouc" ultra prisée par la scène Fusion 90s ou les cheveux hérissés de gel. Mais il pousse plus loin la fusion avec les cultures Hip-Hop et Electro que ses aînés du courant Nü. Par exemple, Shinoda et Hahn, MC/programmeur et DJ, incarnant au mieux les éléments non-Metal, sont également d'importants contributeurs à l'esthétique visuelle et au design artistique de l'album, Hahn réalisant même certains clips vidéos. La pochette est d'ailleurs un pur produit de Graff Hip-Hop. Musicalement, outre un art du riff lourd et syncopé en accordage plus bas que la moyenne propre au genre Nü, la batterie acoustique cohabite à la perfection avec des beats programmés. Les samples et les platines ne sont pas une simple touche Hip-Hop balancée par-dessus une instrumentation Metal, ils peuvent constituer la charpente sonore de couplets entiers. Autre point important : les thèmes. Par la magie des chiffres, notre perception temporelle semble distordue, et on se liquéfie à l'idée que nous sommes aussi loin en 2020 de l'année 2000 qu'on ne l'était en 2000 de l'an 1980 qui nous semble des siècles en arrière. Tout ça pour dire que seules 6 petites années séparent la mort de Kurt Cobain de la sortie d'Hybrid Theory, et Chester Bennington est alors le nouvel écorché vif auquel les ados mal dans leur peau peuvent s'identifier (ce parallèle prendra un versant bien tragique 17 ans plus tard). Bennington, c'est un gamin chétif, harcelé à l'école, abusé sexuellement très jeune par un proche de sa famille, ayant traversé du haut de ses 24 ans des périodes d'addiction aux drogues et à l'alcool lui ayant servi de refuge. Ses blessures, il les scande dans les chansons de Linkin Park, les hurle de sa voix puissante avec le timbre d'un animal blessé. Hybrid Theory en devient pratiquement un précurseur de la nouvelle vague Emo qui va frapper la décennie à venir.
L'album brille par sa concision : 12 morceaux expédiés en 38 minutes, aucun ne dépassant la durée de 3 minutes et 40 secondes. On est sur un exemple d'efficacité. Papercut ouvre le bal et plie l'affaire en 10 secondes. Un beat rudimentaire, un arpège synthétique, un scratch de vinyle, puis le parpaing d'un tutti vous collant une claque inattendue pour s'assurer votre attention. Le titre introduit l'auditeur à l'alternance des voix qui va régner au cours de l'album, d'abord le flow rappé et nerveux de Mike Shinoda, l'élève du Hip-hop sur le couplet, puis Bennington, l'enfant terrible du Rock après-Grunge, sur le refrain qu'il conclut d'une note aigüe et éraillée. Un ensemble sombre et hanté pour deux minutes, puis un changement de ton abrupt avec une montée exaltante d'accords de 9ème quasi-angélique pour la dernière minute portée par le chant bien plus mélodieux de Bennington. L'enchainement se fait quasi sans transition avec One Step Closer, 1er single sorti un mois auparavant, parmi les morceaux les plus colériques et brûlants du disque. Plus qu'une succession d'alternances entre deux voix, l'album est riche en alternances chaud-froid, doux-piquant, rap-metal. With You en est un parfait exemple, s'ouvrant sur un riff d'une lourdeur à faire pâlir Korn de honte, puis passant à un couplet rappé par Shinoda sur une instru mélancolique se faisant immédiatement écraser par un refrain rappelant le riff d'intro chevauché par un Bennington rugissant. La même formule est de nouveau appliquée sur By Myself, ou surtout In The End véritable tube du disque. Le motif de piano qui l'ouvre est sans doute une des intros les plus cultes de son ère, et à nouveau Shinoda plane sur le couplet, tandis que Bennington porte le refrain puissant mais désespéré et quasi nihiliste.
Bennington ne se cantonne néanmoins pas à gueuler des refrains, et offre un versant bien plus délicat et nuancé sur des titres comme Crawling, Pushing Me Away en fin d'album ou le jouissif Runaway. Les morceaux jouent toujours la carte du couplet posé/refrain à fond les ballons, et si Chester fait toujours démonstration de sa puissance vocale quand nécessaire, c'est aussi un chant mélodique et clair comme de l'eau de roche qu'il déroule avec une délicatesse pop et une maîtrise vocale honorable. Le reste de l'équipe ne reste pas dans l'ombre des deux chanteurs pour autant. Rob Bourdon remplit parfaitement sa tache de batteur puissant et précis. Brad Delson ne se perd pas dans de la démonstration technique façon guitar hero metal classique, et met ses riffs au service de la musique, privilégiant bien sûr des Power Chords tout en efficacité simple, mais sachant enrichir ses accords quand nécessaire pour leur apporter une vraie couleur harmonique essentielle à la transmission d'émotions sincères. Les samples de Joe Hahn et Shinoda apportent un réel complément de fond et comblent l'espace de textures indispensables à poser une ambiance. Le DJ s'offre même un morceau en solo, Cure For the Itch (remède à la démangeaison, donc gratter, Scratch en anglais), un apaisant interlude de Hip-Hop Instrumental en fin de disque.
En 2001, Hybrid Theory s'est écoulé à près de 5 millions d'exemplaires rien qu'aux Etats-Unis, et Linkin Park se retrouve catapulté sur une route dorée avec tous les moyens imaginables à disposition. Après le premier clip de One Step Closer d'une qualité dirons-nous standard, le groupe se paye des vidéos bénéficiant d'un bien meilleur travail de réalisation et surtout de post-production pour Crawling, Papercut et surtout In The End, bien que les incrustations numériques de cette dernière aient pris un vilain coup de vieux en 2020. Ces 3 clips marquent surtout le retour au sein du groupe de Phoenix à la basse, qui ayant honoré ses autres engagements, peut reprendre sa place laissée vacante, pas folle non plus la guêpe. Linkin Park parvient à maîtriser son image et son aura par la maitrise des nouveaux outils numériques et du net. Ce n'est pas pour rien que le groupe est qualifié de geek à l'ère des premiers Skyblogs. Pas pour rien non plus que quelques années plus tard il sera parmi les premiers groupes à atteindre des nombres records de vues sur Youtube. Quand on accomplit un strike pareil, on est attendu au tournant. Le groupe fait patienter avec un album de remixes d'Hybrid Theory, Reanimation, en 2002. Mais surtout il revient en 2003 avec Meteora, qui rencontre un succès commercial sensiblement équivalent. Il faut dire que pour le coup, on a affaire à un Hybrid Theory 2, sans réelle prise de risque ou changement musical radical, mais tout aussi efficace dans sa formule. Le groupe décidera d'explorer bien d'autres territoires plus tard avec le temps et c'est peut-être bien ce qui le perdra. Minutes to Midnight sorti en 2007 divise bien les fans, avec son style plus Pop Rock Alternatif conventionnel. Néanmoins le groupe persistera et assumera ses ambitions Pop Music par la suite, quitte à en perdre une bonne part de son public. Les albums de Linkin Park continueront à très bien se vendre, mais ne connaitront plus un succès à la mesure de leurs premiers ainés.
Malgré leur succès, ou peut-être justement à cause de lui, Linkin Park est resté critiqué. Parce que trop commercial pour les puristes. Parce que son public était majoritairement adolescent, ce qui est toujours une tare à la crédibilité long terme d'un artiste. Parce qu'il a mal vieilli pour certains. Ou encore à cause de son virage Pop. Sauf qu'au final, comme beaucoup de groupes de ce genre, Linkin Park a des qualités et des vertus essentielles. Pour commencer, il a été une porte d'entrée. Beaucoup ont découvert le Metal grâce à lui, moi y compris. Sans Linkin Park, je ne collectionnerais pas les albums de groupes cultes soi-disant plus "honorables" comme Tool, Opeth, Nine Inch Nails, Faith No More, Metallica, Iron Maiden ou Katatonia. Ensuite, il a bercé des adolescences, une période pendant laquelle on est en besoin d'idoles et de repères pour faire face à des doutes et des questionnements inévitables avec la transition de l'enfance à l'âge adulte. Plus encore quand on traverse des souffrances psychiques et physiques, et le fait de partager ses blessures avec une star qui parvient à poser des mots dessus a des vertus thérapeutiques, qui n'ont certes pas le mérite de soigner comme un véritable suivi ou un accompagnement professionnel, mais bien d'aider un individu à rester en vie. Combien de personnes clament avoir été sauvées, avoir trouvé la force d'avancer grâce à un artiste, une musique… Ce n'est pas toujours une exagération grossière pour hurler son amour et son appartenance à une fanbase, pour certains c'est une vérité pragmatique. Avec un tel succès et une aussi grande visibilité, on prend forcément plus de monde sous son aile. Et le suicide de Chester Bennington en 2017, comme celui de Cobain, a marqué la mort symbolique d'une part de l'ado que certains ont été. Il a brisé l'espoir qu'en se battant on pouvait vaincre ses démons et refermer les vieilles blessures. Forcément il a ravivé la sympathie et l'amour pour le groupe et ce qu'il a incarné : le groupe d'adolescence d'une génération. Ceux qui ont grandi avec Linkin Park sont aujourd'hui devenus musiciens, et un revival Nü Metal pourrait bien nous pendre au nez, tout comme le revival Post-Punk est apparu à l'aube des années 2000. Il n'y a qu'à voir l'album DNA de Kadinja, album de reprises des groupes de Nü Metal et d'Alternatif des années 1990-2000, comprenant sans surprise une reprise de Points of Authority, tiré d'Hybrid Theory. Une relève arrive.
Alors que Linkin Park en 2020 annonce finalement se préparer à produire de la nouvelle musique après 3 ans de deuil, il ressort également Hybrid Theory dans une édition coffret pour son 20ème anniversaire, comprenant l'album, des faces B, des versions lives, l'album Reanimation, ainsi que des raretés et les anciennes démos des ères Xero et Hybrid Theory dans la version Deluxe pour le bonheur des collectionneurs. De nombreuses écoutes en perspectives, ravivant les vieux souvenirs des jeunes adultes que nous sommes devenus.
Linkin Park
"Hybrid Theory"
- Date de sortie : 24/10/2000
- Label : Warner Records
- Genre : Nü Metal
- Origine : Etats-Unis
- Site : https://www.linkinpark.com