Melted Bodies - The Inevitable Fork

I knew that something was wrong

La plupart du temps, pour annoncer sa sortie, un album se voit précédé de singles pour mettre l’eau à la bouche de l’auditeur. Mais pour quelques rares projets, c’est un travail de longue haleine qui est mis en place. Avec sa première pierre posée il y a plus de deux ans, The Inevitable Fork de Melted Bodies était annoncé comme une œuvre construite sur l’assemblage de trois EPs dénombrés en volumes. Alors que les deux premiers étaient plutôt engageants car portés par huit titres déjà très forts, cette base s'avère déroutante à cause d’une continuité difficile à dénicher.

Mais pour ça, nous allons devoir faire un petit retour dans le temps. Sur Enjoy Yourself, leur premier album, Melted Bodies était un groupe dur à classifier. Proposant une musique s’apparentant à une espèce de thrash metal frénétique, la présence de beaucoup d’éléments incongrus comme des passages synthwave, des interruptions publicitaires et un sacré paquet d’hybridations de genres en ont fait un groupe réellement inclassable. C’est surtout dans le côté complètement barré des compositions, héritières des différents projets de Mike Patton, alliées au chant très Serj Tankian-esque de Andy Hamm que le groupe s’est trouvé une identité musicale forte et personnelle.

Pochettes volumes The Inevitable Fork Pochettes des deux premiers volumes et de l'album The Inevitable Fork.

Alors pourquoi, en dépit d’un univers aussi marqué, était-il si compliqué de retrouver ses marques sur les deux premiers volumes de The Inevitable Fork ? Tout simplement car, contrairement à ce qu’on aurait pu espérer, ce n’est pas un simple enchaînement des trois EPs mais bien une construction à part entière. Une œuvre présentée initialement sous la forme de bribes disposées dans le désordre. Un labyrinthe en cours de construction avec des déviations et des voies condamnées. Cette architecture noueuse est à l’image de son thème le plus prégnant : la perte de discernement liée au vécu, aux traumas, aux pressions sociales et son impact sur nos choix de vie. C’est donc au cœur d’un esprit en lutte avec la névrose que le disque nous invite à descendre.

Car la plongée dans la psyché de The Inevitable Fork ne se fera pas en respectant les paliers de décompression. Bloodlines, le premier single dévoilé, vous jette dans le grand bain, sans eau pour amortir l’impact. C’est une nouvelle surprise de Melted Bodies à base de beat sauvage de techno hardcore et de synthés acides qui viennent introduire le morceau avant de retomber dans le thrash barré qu’on leur connait. Le titre ouvre un premier triptyque oppressant au possible car immergé dans un esprit en proie à ses luttes internes. The Hot Dog Contract enchaînera avec les dommages terribles que peut engendrer le monde du travail sur la psyché du protagoniste, tandis que l’éclair Wrath of the Flies viendra vous achever alors que l’album vient à peine de commencer.

Heureusement, la grande force de Melted Bodies depuis Enjoy Yourself est de savoir gérer parfaitement le momentum de sa musique. C’est derrière le triptyque qu’intervient le premier interlude pour laisser l’auditeur respirer un peu avant de reprendre sur une partie plus mélodique. Tirés des deux premiers volumes, Liars et State Of Mind forment un exemple flagrant que le réarrangement de la tracklist fait des merveilles en matière de fluidité d’écoute. Le premier, plus sauvage, cède sa place à l’ambiance plus dansante du second dans un contraste étrangement bienvenu et salvateur. Ce groove trouve sa suite dans les sonorités industrielles old school de Splitting, toutes droit sorties du début des années 90. On croirait entendre une chanson qu’aurait composé Trent Reznor s'il avait été la tête pensante de Mr. Bungle et non de Nine Inch Nails.

La seconde moitié de l’album est entamée par un des titres les plus véhéments de la carrière des Californiens. Pas tant dans l'agressivité de sa composition mais dans le brûlot que contiennent les paroles. The Avalanche est un véritable règlement de compte sur le tard d’une personne ayant clairement été malmenée par les autres pendant ses années de scolarité. Le protagoniste vomit tout son ressentiment envers ses tortionnaires au travers d’un torrent de descriptions infamantes. Un jouissif défouloir chavirant au malsain dans une coulée de verbes tranchants comme des lames rouillées. On sent malgré tout dans cette inondation de haine, la détresse du protagoniste qui ne parvient pas à tourner la page et dont la détestation a viré à l’obsession traumatique.

À peine remis de nos émotions dans un long larsen de transition que le morceau éponyme vient nous remettre la tête sous l’eau. On tombe cette fois au beau milieu d’une terrible crise d’angoisse. Le chant d’Andy se fait plus psychotique que jamais, entre hurlements et bruyantes respirations haletantes. Le mur de son formé par les instruments sursaturés se fait aussi grandiose qu’oppressant, les seules percées de lucidité venant des refrains parfaitement clairs. Le contraste opéré dans le mixage est d’autant plus marquant dans la version album edit. Les arpèges de guitare apparaissent bien plus limpides que sur le premier EP et ces bouffées d’air sont bien plus rafraîchissantes que dans leur version originale au son plus compressé. Encore une preuve que du chemin a été parcouru pendant les deux ans qui ont mené à la confection de cet opus.

Après cette crise, Melted Bodies nous offre une des plus belles chansons qui soient sorties cette année. Court moment de lucidité dans le capharnaüm musical, Talk Some More About It incarne ce moment hors du temps après une crise nerveuse. Cette fragile bulle d’apaisement qui suit un passage d’intense souffrance émotionnelle. Le duo guitare acoustique-piano vient nous envelopper dans ce cocon flottant au centre de nappes éthérées. La voix fantomatique d’Andy nous rappelle ô combien il est important de parler à son entourage lorsque l’on fait face à des difficultés mentales. Le morceau est un vrai refuge vers lequel se tourner en cette fin d’année à l’approche des mois propices aux dépressions saisonnières.

Comme un pied de nez à la balade précédente, Think Safe ramène l’ambiance dans le dur avec son riff mi-dansant mi-menaçant, une énergie qui accompagnera toute la sortie de l’album. Car malgré toutes les émotions négatives traversées jusqu’ici, on en oublierait presque d’évoquer la capacité des Angelins à proposer des pistes entraînantes. Le combo de Scott Mcdonald derrière les fûts et de Houda Zakeri à la basse fait des merveilles pour développer le groove des morceaux pendant que Ben Majoy pose les ambiances et les lignes de synthé sautillantes aux machines.

Les trois derniers titres hors interludes que sont Think Safe, Therapy et Something is Wrong amènent la conclusion de The Inevitable Fork sur le terrain de l’humour sarcastique et grinçant du groupe. Les thèmes abordés y sont toujours aussi sombres et l’ambiance toujours horrifique mais cette pointe d’autodérision est comme un moyen d’expier tous les tourments traversés pendant l’heure d’écoute.

Après un premier effort aussi solide qu’Enjoy Yourself, les attentes placées sur sa suite étaient grandes. Les premiers volumes de The Inevitable Fork ont su tenir en haleine cet enthousiasme mais la continuité bancale entre les deux premiers EP avait de quoi susciter de l’appréhension quant à la cohérence du produit fini. Heureusement, les seize mois qui séparent la sortie des deux derniers volumes ont été mis à profit pour consolider efficacement l’album. La tracklist a été astucieusement réarrangée et les nombreuses interludes, loin d'alourdir le disque (qui dépasse tout de même l’heure d’écoute), en fluidifient l’exploration. Le mixage de James Kelly, Ben Greenberg et John Spiker a été perfectionné et le tout fait de The Inevitable Fork une des œuvres les plus soignées et réussies à sortir cette année.

Et il fallait bien ça pour rendre digeste un album aussi véhément, sombre et oppressant mais aussi barré, personnel et ambitieux que celui-ci. L’univers de Melted Bodies n’est clairement pas le plus accueillant et peut même s’avérer très perturbant mais il renferme une pléthore de pistes particulièrement jouissives. Avec un début de carrière d’aussi bonne facture, autant dire qu’on a plus que hâte de les voir planter leurs fourches dans nos contrées.

DiversitéLa profusion d'ambiance que propose l'album. 1/5: Le disque est un monolithe uniforme. 5/5: Les pistes passent régulièrement du coq à l'âne et de l'âne au coq.
ViolenceIndice de la violence de l'album. 1/5 : l'album est doux et vous susurre des paroles réconfortantes. 5/5 : l'album vous hurle dessus et vous insulte en bosniaque sous-titré slovaque
FluiditéA quel point l'album est digeste sur la durée de l'écoute. 1/5 : Chaque note parait plus longue que la précédente. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose 5/5 : L'album s'écoute facilement, le temps passe vite
Consigne du maître nageur :
Scaphandre
Scaphandre

Melted Bodies - The Inevitable Fork
Melted Bodies
"The Inevitable Fork"