2012, c'était bien. De Gojira à Deftones en passant par Between The Buried And Me ou Periphery, l'année a été excellente, chacun de ces groupes ayant gardé ou dépassé le niveau de leur précédente sortie. Mais le premier disque qui avait lancé la tendance cette année s'appelle Koloss et venait d'être sorti par un quintet qui fêtait, d'une belle manière, ses 25 ans d'existence.
Meshuggah, originaire d'Umeå en Suède, avait pourtant sorti son album phare quatre ans plus tôt. ObZen, c'était la quintessence de ce que ces musiciens avaient créé jusque-là, regroupant tous les sous-genres et influences que leur discographie contenaient. Le groupe s'était notamment dévoilé au public plus généraliste grâce au titan Bleed, désormais porte étendard des Suédois.
Succès autant critique que commercial (à son échelle), l'album avait propulsé le groupe en haut de la scène metal, faisant découvrir le djent au public. Après une tournée couronnée de succès et bénéficiant d'une captation live, la suite était attendue avec impatience. Impatience qui prenait fin le 23 Mars, après deux singles.
Long de dix titres et de presque 55 minutes, Koloss marquait le début de la collaboration des Suédois avec Luminokaya pour les visuels du groupe, qui continue encore à ce jour. Le graphiste, ici comme à chaque fois depuis, s'est efforcé de présenter des artworks se basant sur les fractales ou les répétitions infinies et tortueuses (c'est moins visible sur Immutable, mais le clip de Broken Cog en montre tous les signes). La pochette de Koloss est surement la plus dense visuellement, les serpents et autres figures géométriques étouffant les visages envahis par la pénombre.
Comme pour beaucoup d'artistes, la collaboration fait sens, la musique de Meshuggah étant sinueuse, torturée, le début et la fin des motifs étant difficilement perceptibles pour les néophytes. De même, cette part sombre, n'ayant que très peu de repères clairement identifiables pour donner à la fin un contour difficilement discernable, est l'exact synonyme de l'approche ardue du groupe quand on n'est pas initié à son art.
Et pourtant, Koloss est à mon sens une franche réussite qui nécessitera cependant de nombreuses écoutes pour le comprendre. En dehors de ses parties les plus efficaces, l'album cache bien ses meilleurs secrets. Ce n'est pas le plus accessible, ni forcément le plus réussi, mais c'est celui avec lequel le quintet a trouvé sa formule, qu'il garde bien depuis. Un peu trop regretteront certains aficionados de leur discographie.
Alors comment appréhender ce colosse méritant bien son nom ? Tout le monde n'aura pas la patience de passer plusieurs écoutes pour comprendre les petits détails faisant le sel des compositions. Car si les paroles valent le détour, c'est bien l'assaut quasi continu des instruments qu'il va falloir initialement encaisser.
Si le colosse est plus lent que l’homme à trois bras le précédant, cela signifie aussi qu’il est plus lourd, effet qu’on ressent dès le début de l’album avec I Am Colossus. Au-dessus du groove de batterie toujours aussi appréciable de Tomas Haake, les cordes graves sont écrasantes, telles des rocs vous roulant continuellement dessus. Il faut pour ça remercier Danne Bergstrand, Göran Finnberg et Fredrik Thordendal qui ont rendu le mix final absolument massif, bien plus qu’avant. Le son ne nous laisse aucun échappatoire, seuls face à la lourdeur des Suédois.
Et quand ce ne sont pas les guitares qui vous enfoncent, ce sont les fûts qui prennent le relais. The Demon’s Name Is Surveillance et The Hurt That Finds You First en sont de parlants exemples, la première vous détruisant avec sa double pédale inarrêtable alors que la seconde vous assomme avec ses blast beats.
Quant à Jens Kidman, il n’est pas en reste, sa voix plus rocailleuse que jamais participant à l’effort de terrassement du groupe. Graves et puissantes, les cordes vocales du chanteur dévoilent avec les paroles une rage et une colère toujours aussi intenses. Mais le poids que sa voix porte a pris une nouvelle dimension sur cet album. On aperçoit un aspect monolithique, presque démiurge dans sa prestation.
Au milieu de ces assauts pouvant venir de n’importe quel musicien, rares sont les moments de calme. Les seuls répits notables sont le dernier quart de The Hurt That Finds You First et le morceau de clôture The Last Vigil, titre dont la douceur semble cacher un malaise dérangeant derrière ses accords. Que ce soit une forme d’amertume, de regrets ou d’autre chose, le calme de cette dernière veillée n’est pas totalement apaisant.
Pourtant, malgré sa violence incessante, l’envie de revenir, de se faire à nouveau martyriser après une première écoute est bien présente. Difficilement compréhensible, cette sensation est claire : les compositions fonctionnent et, petit à petit, vont faire leur chemin jusqu'aux zones du cerveau produisant de l'endorphine. Bien que complexes, les patterns rythmiques sont diablement efficaces, les bends surpuissants et la construction des titres suivent une logique implacable, leur dynamique happant notre attention sans difficulté.
Et si cela ne suffit pas, les paroles finiront de convaincre ceux ayant échappé à l'attrait des titres. Les lignes écrites par Haake et Hagström sont unies par un thème : le pouvoir et l'influence qu'il peut avoir. Qu'il soit religieux (I am Colossus, The Hurt That Finds You First, Demiurge), politique (Behind The Sun, The Demon's Name Is Surveillance), monétaire ou social (Do Not Look Down, Swarm), les deux Suédois trouveront l'angle pour en décrire les effets néfastes qu'il peut avoir chez nous. De leur plume transpire toute la violence qui découle de ces pouvoirs. Nos communautés, les liens construits entre des personnes, l'image qu'on a de nous-même ou notre perception du monde : tout peut être une victime de ces formes de domination. Vision exaltée par la musique, le quintet déployant tous les artifices pour nous faire ressentir l'impossibilité d'y échapper.
Là se trouve peut-être le secret de Koloss : l'oppressante réalité exprimée par les musiciens à travers un album sombre, parfois claustrophobique, peut trouver un écho chez nous. À travers le riff d’introduction sinistre de Behind The Sun, le pont de Do Not Look Down donnant l’impression d’une fuite impossible ou le break lugubre de Break Those Bones Who Sinews Gave It Motion, on peut ressentir cette impuissance terrible face au son des Scandinaves. Une sensation vers laquelle on reviendra pourtant, que ce soit pour la dompter ou pour s’y abandonner.
Pourquoi Koloss fonctionne-t-il mieux que ses successeurs ? Il est honnêtement difficile de donner une réponse claire. Peut-être parce que c’était le premier à cimenter le genre qu’a adopté Meshuggah depuis, mais cela n’est sûrement pas la seule raison. Le groupe a bâti avec cet album une suite digne d’ObZen, dans sa continuité, tout en évoluant suffisamment pour ne pas en être une redite. Plus massive mais également plus difficile d’accès, l’œuvre s'est pourtant fait un nom, Demiurge et The Hurt That Finds You First étant devenues des classiques en concert. Étonnamment, les titres restent en tête malgré leur complexité, le groupe nous enfonçant les riffs dans le crâne afin qu'ils y demeurent gravés pour longtemps.
Là se trouve peut-être la réussite de Koloss : insidieusement, les cordes des guitares se sont faufilées dans votre oreille interne, les "hooks" s'y accrochant et restant en tête. Fourbe, le son massif du groupe a cimenté l'entrée de vos pavillons pour que les morceaux ne puissent s'échapper. Enfin, sournoisement, comme les religions ou les systèmes de pouvoir qu'il décrit, le colossal quintet y a construit un monument à sa gloire dans votre cerveau désormais addict. À la différence que les Suédois ne vous sont en rien nuisibles, bien au contraire.
Meshuggah
"Koloss"
- Date de sortie : 23/03/2012
- Label : Nuclear Blast
- Genres : Djent, Metal Experimental, Extreme metal, Metal Progressif
- Origine : Suède
- Site : https://www.meshuggah.net/