Shellac - Dude Incredible

Cette cascade est réalisée par des professionnels.

Cette chronique est dédiée à Steve Albini qui nous a malheureusement quittés ce 7 mai 2024. L'article ayant été écrit plusieurs semaines avant cet événement, le choix a été fait d'en garder le ton, seule la conclusion a été modifiée.

La frontière entre la construction d’un univers absurde et l'objectif manifeste de perdre son auditoire est un terrain de jeu rarement exploité et difficile à maîtriser. Elle ne tient qu’aux intentions que l’on prête aux auteurs dudit univers et à la confiance que l’on porte à leur sincérité.

Si en exemple récent on peut évoquer le projet Clown Core offrant un grand écart entre jazz, musique avant-gardiste ultra technique et matière fécale, le dernier élément cité doit nous donner un gros indice sur la sincérité des ambitions prêtées au concept. Mais il est une formation qui parvient à garder floue cette ligne avec plus de brio et ce depuis plus de 30 ans : le trio de Chicago, Shellac.

Shellac est un groupe de rock auto-qualifié de minimaliste, composé de Steve Albini à la guitare, Bob Weston à la basse et Todd Trainer à la batterie. Les trois membres assurent également un chant peu mélodique, très souvent porté sur l’absurde. À titre d’exemple, sur Dude Incredible, le trio aborde l’histoire d’un groupe de singes en route pour aller copuler, d’un personnage qui lutte avec ses TOC ou encore d’adolescents partis faire du vélo… Débrouillez-vous avec ça pour tirer un propos cohérent de l’album.

Néanmoins, bien que les paroles ne présentent que peu d’intérêt, elles sont déblatérées avec un premier degré déconcertant et à côté duquel on peut passer sans mal si on ne s’intéresse pas à la langue de Phil Brooks. Elles servent avant tout de prétexte à accompagner le son brut et les compositions à la fois primitives et alambiquées du trio.

Cette construction est mise en lumière d’entrée de jeu par le titre éponyme qui lance l’album, où se côtoient un riff à vous casser les cervicales et des signatures rythmiques à vous donner des cheveux blancs. Le tout viendra exploser sur le break pour devenir une rotation presque binaire, signant un message clair : laissez vos neurones au vestiaire.

Compliant vous attendra alors au tournant pour achever ce qu’il vous reste de lombaires avec son unique riff qui tourne sur l’intégralité des 3 minutes et 38 secondes que dure la chanson. À ce stade du disque, vous devriez normalement avoir compris où vous mène le groupe. Avec un jeu aussi dépouillé et robotique, le but n’est pas de parler à l’instinct de l’auditeur mais de le forcer à s’adapter à ces constructions très mécaniques.

Une logique qui trouve son aboutissement sur Riding Bikes et son motif qui relève d’un tic-tac d’horlogerie. Cette démarche à exploiter un son épuré se ressent aussi énormément dans les textures sonores. Ingénieur du son avec un impressionnant CV à son actif, Albini s’en donne ici à cœur joie pour faire ressortir sa patte. La basse est très en avant, la batterie bénéficie de la réverbération du studio avec peu de correctifs et les cordes d’une saturation particulièrement rêche à l’oreille. L’ensemble restitue avec une authenticité crue l’ambiance des prises studio, ce qui pourra en rebuter certains.

Si à cela on ajoute les morceaux aux structures volontairement frustrantes, on aura vite fait de faire fuir tous ceux qui n’étaient pas encore rentrés dans l’univers des Chicagoans. Le plus bel exemple de ce goût pour la mesquinerie est sûrement sur The People’s Microphone. Le morceau démarre sur les chapeaux de roue avec un gros riff motorisé pour caler au bout de trente secondes et ne jamais reprendre le rythme effréné sur lequel il avait embrayé.

Cette attitude se retrouve aussi dans la stratégie de communication quasiment inexistante du groupe ainsi que dans ses prestations lives. Lors des concerts, la scénographie est réduite à son plus simple appareil : pas de décor, une lumière neutre et fixe, seuls les musiciens sont là pour assurer le show. Des shows à l’ambiance souvent lunaire où les morceaux sont entrecoupés de séquences de questions-réponses sarcastiques avec le public et de story-times absurdement trop longs. Ah, et si à un moment vous voyez les trois membres faire l’avion, c’est normal… C’est Shellac.

Parmi les propositions atypiques et déstabilisantes que l’on peut trouver en musique, les plus difficiles d’accès ne sont pas forcément synonymes de complexité. Shellac est un cas d’école de concept exigeant réalisé à partir d’un minimum d'éléments. Le tout servi sur un ton pince sans-rire qui jettera sur le côté ceux qui seraient insensibles à ce ton décalé. On voit mal comment la musique du groupe pourrait laisser quelqu’un indifférent, maintenant à voir si la sauce prendra chez vous ou si la machine restera grippée.

Entre l'heure où ont été écrites ces lignes et leur publication, Shellac a annoncé To All Trains, un successeur à ce Dude Incredible qui sortira ce vendredi 17 mai, presque 10 ans après son ainé. Alors que cette nouvelle devait être l'occasion de réjouissance et d'un départ en tournée, nous avons subitement appris le décès de Steve Albini le 8 mai. Homme de l'ombre pour le grand public, il s'est illustré dans la sphère musicale par ses talents d'ingénieur du son et sa façon intransigeante d'influencer le moins possible sur les créations des groupes qu'il a enregistrés.

Avec une liste impressionnante de collaborations auprès de formations comme Nirvana, Pixies, PJ Harvey, Failure, Stooges, et même Dionysos pour les plus connues, le panel balayé par Albini est si vaste que vous avez forcément déjà eu un de ses travaux dans les oreilles, que vous soyez passionnés de musique ou non. Cette ouverture d'esprit a poussé Albini à travailler avec des groupes comme MONO ou Weedeater, ouvrant à Shellac les portes de festivals de niche comme le DesertFest où le trio a donné une prestation remarquée qui ne laissa personne indifférent dans nos colonnes. Que l'on adhère ou pas à la musique qu'il a composée, celle qu'il a enregistrée nous a tous tapé au cœur à un moment ou à un autre. Avec Albini, c'est une éthique, un esprit et une approche de la musique qui s'en vont voler loin au-dessus des avions.

Steve Albini - Shellac - Wingwalker  - Primavera Sound 08.06.2023 - Miguel Neves Steve Albini introduisant Wingwalker avec Shellac au Primavera Sound 2023 - YouTube/@MiguelNeves
ClartéL'album est superbement produit, le son est de velour et vous donne envie de jouir, 5 sur 5. Si au contraire, l'album est produit avec des jouets toys'r'us; et donne envie à vos oreilles de saigner de s'autoflageller avec un port jack de 1.5m, alors 1 sur 5
DérisionA quel point l'album inspire la galéjade et le rire, à dessein ou non 1/5 : Mouais. Pas envie de rigoler 5/5 : L'album vous fait extrêmement rire
DéfouloirIndice sur l'envie de se défouler que l'on ressent en écoutant l'album. 1/5 : album plutôt tranquille, reposant et serein. 5/5 : album rempli d'énergie on a envie de sauter partout et de rentrer dans le moshpit
PsychédélismeIndice sur le côté psyché de l'album. 1/5 : On est dans le concret, le dur. 5/5 : vous voyez des couleurs défiler devant vos yeux et la musique vous propose un voyage initiatique en vous-même
Consigne du maître nageur :
Bouteille de plongée
Bouteilles de plongée

Dude Incredible
Shellac
"Dude Incredible"