Si la promotion d’un album est nécessaire pour créer l’attente et optimiser sa diffusion, elle peut aussi se retourner contre l’opus en question. Nous sommes fin janvier 2021, et Steven Wilson sort l’album The Future Bites, après un délai de 7 mois dû à la crise covid-19. Et avant même la sortie officielle du disque, un problème se révèle dans la communication autour de ce dernier.
Steven Wilson est fatigué de la guitare, son outil de composition principal des dernières décennies. De Porcupine Tree à sa carrière solo, c’est à la 6 cordes et au chant que nous retrouvons le plus souvent le multi-instrumentiste et producteur anglais. The Future Bites est déclaré comme l’album renonçant à son instrument de prédilection pour aller vers les synthétiseurs et la musique électronique en source d’inspiration principale. Et là... c'est le drame.
En tant que fan du Britannique et de son corpus de travail conséquent et qualitatif, j’étais confiant et même très curieux de le voir emmener sa créativité sur d’autres terrains. Sauf que The Future Bites ne tient pas ses promesses : la guitare est omniprésente, les compositions manquent de mordant, et on ne ressent pas le changement annoncé dans l’approche de composition. Seul le titre King Ghost ressort conforme à la promesse initiale, de loin le morceau le plus intéressant du disque. Wilson ne doit pas en penser moins, l’ayant choisi pour être mis en valeur par le sublime clip animé de Jess Cope, collaboratrice de longue date.
L’album est une déception personnelle, d’autant que le disque précédent, To The Bone, était déjà en deçà des monts discographiques de Steven, malgré d’excellents morceaux le jonchant. Si ses qualités de compositeur sont présentes sur ces derniers disques, il manque cette sève ambitieuse qui a séduit tant de mélomanes. Une très longue mise en contexte afin d’introduire le dernier né de l’artiste : The Harmony Codex, sorti le 29 septembre 2023.
Si des choses ont été dites sur cet opus, il s’agissait d’éléments plutôt évasifs. Le disque se voulait comme un retour à une approche expérimentale et profonde, mais en gardant la direction initiée par The Future Bites. Vous comprendrez qu’au vu du paragraphe précédent, il y avait de quoi être circonspect. Que renferme donc l'album réellement ?
Plusieurs choses frappent dès les premières écoutes de The Harmony Codex. Tout d’abord, le disque a bénéficié d’un énorme travail sonore. Les titres regorgent de textures qui habillent les compositions de sons riches et variés, donnant à l’heure d’écoute un sentiment de découverte et de surprise perpétuelle. Le mix est limpide, on peut jouir de chaque petit détail. Steven Wilson a réalisé un véritable travail d'orfèvre qui repousse les plus grands accomplissements de sa prolifique discographie.
Ce soin de la production va impacter directement les morceaux, avec une attention toute particulière pour la dynamique. Les curseurs d'intensité entre les titres ne cessent de varier, ajoutez donc à ce facteur le traitement sonore, et vous avez un socle solide pour vous laisser emporter.
Le disque s’ouvre sur Inclination, dont les percussions s'hybrident à des samples de respiration alliant un côté mécanique et organique, le tout sur une rythmique martiale. On a tout d’un démarrage musclé à la manière de Nine Inch Nails. Le titre se permet quelques secondes de silence avant que la voix de Steven n’arrive seule, dépouillée, pour que la myriade d'instruments et cette rythmique enivrante ne reviennent encore plus fort. Le titre est riche, prenant, et si l’on prend mesure de sa dimension expérimentale, elle ne nous aide pas pour autant à déterminer les chapitres à venir de ce codex.
L'ensemble ne manquera pas de surprendre au fil de son écoute, et cela s’explique : écrit en 2020 pendant le confinement, les compositions se sont enrichies de la participation de divers collaborateurs et collaboratrices de Wilson, par échange de fichiers. On retrouve des groupes d’artistes complètement différents entre chaque morceau, ce qui renforce leur singularité. Pour autant, les 10 titres sont tous passés par la vision du Britannique, liant toutes ces bulles et leur apportant, malgré tout, une cohérence finale.
Vous avez là l’explication de l’escalier de la pochette de l’album, composé de 10 briques, chacune de différentes couleurs, mais formant une entité cohérente.
La cohérence, elle vient d’une approche électronique, celle tant promise par The Future Bites. Si les guitares sont présentes sur le disque, elles sont servantes. Les synthés et les percussions hybridés à des samples où des boîtes à rythmes forment l’ossature des titres autour desquels gravitent les éléments classiques.
On peut citer en exception le single What Life Brings, morceau lumineux et nostalgique, qui évoque les passages inattendus de la vie ouvrant une nouvelle voie, et nous rappelle de saisir le plus possible les instants de notre existence. Le genre de morceau folk où nous pouvons toujours entendre l’influence de Pink Floyd chez Wilson et il ne s’en cache pas ici, invitant Guy Pratt comme bassiste du morceau.
Le rock progressif trouvera d’ailleurs une manifestation dans la quasi instrumentale Impossible Tightrope, morceau où jazz, prog et electronica se joignent dans un bouillon jouissif, allant jusqu’à faire exploser le saxophone virtuose de Theo Travis.
Mais ne vous y trompez pas, la recherche de fraîcheur est aussi présente : l'interlude vocal du morceau se fait progressivement traiter numériquement, donnant une sensation d’envolée, et une utilisation très moderne de ces plugins.
Si la voix est ainsi détournée quelques fois dans le disque, la guitare n’est pas en reste. Les soli sur Harmony Codex vont chercher à repousser les repères et habitudes des fans de rock. Le phrasé de Niko Tsonev est fluté, dans l’esprit d’un Jeff Beck, et usera parfois d’effets tel que le sustainer afin de faire couler certaines notes sur des terrains inhabituels. En résulte une sensation très vocale de la part des six cordes… quand elles ne seront pas complètement pourvoyeuses de chaos, notamment avec les prises de David Kollar.
L’expérimentation saura aussi être mise au profit de morceaux plus classiques. Et quitte à en citer un, que dire de la superbe Rock Bottom, nouveau duo entre Steven Wilson et Ninet Tayeb, partenaire de chant depuis l’album Hand. Cannot. Erase.
Mais point de redite ici. Oubliez la tristesse de Routine ou le dialogue doux-amer de Pariah. Ce titre transpire une classe solennelle et épique, atteignant des sommets dramaturgiques avec les envolées vocales de Tayeb. Une évidence tellement puissante que même la guitare suivra ses dernières notes avant de fondre sur son solo. Un morceau classe, intense, tout en sachant faire preuve de retenue, on n’est pas surpris de lire que Wilson a arrangé le titre en ayant en tête une ambiance James Bondienne.
La seconde moitié du disque saura mettre auditeurs et auditrices en tension. Les percussions menaçantes et mécaniques de Beautiful Scarecrow dénotent du solo aérien de duduk, mais encore plus avec le titre suivant, celui donnant son nom à l’album. The Harmony Codex est un très long développement d’un arpège de synthé, qui va s’ouvrir de plus en plus au fil des presque 10 minutes du titre. Viendra alors à nous une sensation de perdition, comme si nous étions en pleine dérive dans l’espace, sans contact avec notre vaisseau. Ce titre est un pari risqué, qui pourra vous ennuyer ou vous happer dans l’immensité qu’elle invoque, c'est selon.
Le dernier segment de l’album nous réveillera sans mal de cette torpeur. Si Time Is Running Out nous reconnecte en douceur, nous sommes pris à la gorge avec Actual Brutal Fact. La rythmique trip-hop de ce morceau accompagne des couches de guitares tout aussi hypnotisantes, une instrumentale tout en tension sur laquelle se pose une voix pitchée vers le bas, évoquant directement Massive Attack. Il se dégage une énergie énorme de cet arrangement, un bel exemple que la distorsion n’est pas nécessaire pour produire une sensation de puissance.
Notre voyage se termine sur Staircase, bouquet final regroupant toute les péripéties de notre écoute. L’intensité sera maintenue d’une main de maître, l'alliage des mélodies prenantes et de la section rythmique pose un cadre hypnotisant, n’autorisant même pas l’explosion sur le superbe solo de guitare. C’est quelques minutes plus tard que Wilson va enfin libérer le morceau sur un solo de chapman stick de Nick Beggs tout bonnement stellaire. L’influe soudain et si riche d’un instrument au timbre si bas est une vraie jouissance auditive, qui rend la fin du disque mémorable. Staircase termine sur quelques notes de piano, un arpège de synthé et le retour d’une partie du texte cité sur le morceau éponyme.
The Harmony Codex est un retour en force et une réussite totale de la part de Steven Wilson. À son écoute, on comprend aussi que The Future Bites aura été un passage nécessaire afin d’ouvrir le flux vers un album bien plus grand. Un voyage musical expérimental qui garde une cohérence globale, où l’ambition de l’Anglais à créer ses albums comme des grandes fresques se fait de nouveau pleinement sentir. The Harmony Codex dégage cette aura d’album riche, qui a bénéficié d’un soin énorme à sa réalisation, où chaque écoute révèle de nouveaux détails et de découvertes. Quelque chose qui n'était plus là depuis Hand. Cannot. Erase., considéré comme l'un de ses sommets créatifs .
Non seulement The Harmony Codex fait de nouveau atteindre cette hauteur à Wilson, mais il permet aussi de voir son créateur sous une couleur neuve, appuyant sur la richesse de sa personnalité artistique, et de sa carrière solo. Carrière dont le dernier né fera date, assurément.
Steven Wilson
"The Harmony Codex"
- Date de sortie : 29/09/2023
- Origine : Royaume-Uni
- Site : http://stevenwilsonhq.com/sw/