The Airplane - The Airplane

Histoire d'un aéroplane qui n'a jamais atteint les cieux qu'on lui souhaitait

Il y a 5 ans, le 3 mars 2017, je publiais sur mon blog une chronique pour les 20 ans de l'album The Boatman's Call de Nick Cave & the Bad Seeds, paru le 3 mars 1997. Dans le paragraphe d'introduction, je faisais la liste des albums sortis ce jour-ci, et qui fêtent donc ce 3 mars 2022 leurs 5 ans. L'un d'eux, plus que tous les autres, s'est taillé une place de choix dans mon cœur. Et il se distingue de façon très nette de tous les albums dont j'ai pu vous parler.

J'ai l'habitude de célébrer les anniversaires de disques qui ont marqué l'histoire de la musique, certes chacun à leur échelle, mais dont on reniera rarement l'impact culturel, soit dans le mainstream, soit dans une niche musicale donnée. Mais l'album dont je vous parle aujourd'hui n'a à ma connaissance touché qu'un public restreint, comme tout album indépendant d'un petit groupe local qui n'a jamais totalement percé malgré un petit succès très localisé. Un peu comme la majorité de la production musicale mondiale, en fait. Depuis la sortie de ce disque, le groupe a malheureusement mis fin à son existence, chaque membre se voyant emmené vers ses propres horizons par la force des choses. Il est temps de les rappeler à notre mémoire, car l’œuvre dont je veux vous parler avait les armes nécessaires pour s'imposer comme une référence de son époque : l'album éponyme de The Airplane.

The Airplane The Airplane : Alex Montagne, Arthur Gamblin, Greg Vo & Joris Pons

The Airplane aura passé la décennie 2010 à creuser patiemment son trou dans la scène parisienne, modelant son identité musicale et sonore, sa patte artistique et sa signature visuelle. Le groupe affichera rapidement son amour pour la fusion des genres, en témoigne une reprise reggae du Seven Nation Army des White Stripes. Dès les deux EP publiés en 2012, A Wind of Change puis One Moment Please, on décèle un amour de la production léchée. Arthur Gamblin, leader du groupe et touche-à-tout, y tisse une toile de samples, d'effets de bande analogique et d'instruments virtuels. Si la matrice de la musique de The Airplane est le rock progressif et le rock psychédélique des années 70, avec le temps viendront les greffes successives et miraculeuses du hip-hop et du trip-hop. Et c'est bien là que se situe l'enjeu pour le groupe avec son premier album.

Tout en jouant avec l'identité sonore avec laquelle il s'est fait connaître auprès de son petit cercle de fans, il faut renouveler son arsenal et ne pas se contenter de proposer une version longue de l'EP One Moment Please. Ce dernier faisait la part belle aux pistes dépassant allègrement les 6 ou 7 minutes, aux structures progressives, aux clins d'oeil aux jam bands des années psyché. The Airplane veut désormais jouer avec le format radio, trafiquer le son de ses guitares jusqu'à les rendre méconnaissables, mettre du synthé, beaucoup de synthé ! Des mois de mise en place suivent. Les quatre musiciens proposent idées sur idées, motifs et mélodies, puis Arthur, de sa chambre, se repasse le tout en boucle et essaye d'assembler les pièces à la façon d'un grand puzzle sonore. Il expose le résultat de ses recherches le lendemain, puis on recommence. Maquetter à la maison c'est sympa, mais pour un résultat qui tienne le menton aux plus grands, rien ne vaut encore un vrai studio. En parallèle avec la phase de composition et d'arrangements, le groupe lance un crowdfunding pour financer la production de l'album. L'argent collecté permettra au groupe d'enregistrer à Montmartre aux côtés de l'ingénieur du son Mathieu Maestracci qui, à la demande d'Alex, gonflera considérablement le son de sa batterie pour un résultat plus lourd, hip-hop et breakbeat. L'album enregistré, Arthur et Mathieu travailleront longtemps sur le mixage. Nul doute à l'écoute du disque qu'un travail colossal a été de mise. En plus du crowdfunding, The Airplane touchera de l'argent supplémentaire via diverses structures pour placer quelques billes dans un domaine qui lui a cruellement fait défaut pendant sa petite carrière et qui peut s'avérer impardonnable à l'ère Youtube : le clip vidéo. Grosse compensation avec quatre clips pour accompagner l'album : Future, Goodbye, Just Tell Me et Can You Hear Me. Le groupe peut ainsi assoir son identité visuelle, avec ses dégaines improbables de vêtements blancs, de couvre-chefs en tout genre, de binocles fumées variées et de survets Adidas. Un album sous le bras et un arsenal audiovisuel fraîchement renouvelé : The Airplane peut enfin défendre sa musique sur les scènes de France au-delà de la couronne parisienne, d'abord en indé, puis avec le soutien d'un organisme de booking officiel.

Le disque s'ouvre avec Future, sur un sample de bruit de radio qui s'accélère, comme sur une cassette qu'on rembobine. Un imparable riff de synthé lourdement filtré, puis un beat surpuissant introduit par un lourd accord de guitare passé à l'envers. A peine quelques secondes et pourtant tout est déjà là : le goût de la production léchée, les bruits singuliers, les techniques de studio qui faisaient le sel des expérimentations des années 60/70 et un sens du groove tout ce qu'il y a de plus contemporain. Entre alors le flow quasi rappé d'Arthur, et il y aurait beaucoup à dire sur sa voix. Une voix qui a d'office quelque chose de familier, aux relents Britpop tant elle évoque celle de Liam Gallagher, mais plus encore celle de Richard Ashcroft. Et nous reviendrons sur The Verve, qui a clairement légué plus à The Airplane qu'une vague parenté vocale. Arthur applique à son chant un traitement qui a fait sa marque de fabrique tout le long de la courte carrière du groupe : il la double quasi systématiquement, créant l'illusion d'un double, maléfique ou non, lui collant aux baskets derrière le micro, le plus souvent à l'unisson mais avec ici et là de savoureuses harmonies qui brillent par leur rareté et l'avantage de la surprise.

Une des forces de l'album, c'est la variété des ambiances et de tons au fil de l'écoute. Future est un petit bijou de synthpop taillé pour être un tube. Un choix de premier single des plus pertinents en somme. On vire plus vers un Trip-Hop beaucoup plus sombre sur Just Tell Me qui sonne clairement comme un hommage voire une déclaration d'amour à Archive, son intro de guitare renvoyant à Again et son refrain pilon à l'ère Take My Head. On tire carrément sur le hip-hop, tendance boom bap vu la lourdeur de la rythmique d'Alex sur Turn Off The Lights. Il faut dire que le groupe se paye le featuring de Skanks, pur rappeur de Brooklyn et membre du collectif Bankai Fam (Bankai pour Brooklyn Assassins Ninjas Killing All Instumentals). À l'opposé de ces titres mid-tempo au groove lancinant, What Money Can't Buy pétille tant le morceau est funky à souhait, la basse de Greg virevoltant sur les couplets et se muant en un lourd synthé basse sur les refrains. Mais si j'aime tant cet album, c'est pour ses plages neo-psychedelia apaisantes et envoûtantes : Lazy Laid Back Days et Tomorrow. Des morceaux d'une douce tiédeur et cotonneux à souhait, pour accompagner les plus doux moments de prélassement par la quiétude d'un soir d'été. Des titres qui n'auraient pas volé leur place sur le Urban Hymns de The Verve, on y revient. Les guitares de Joris et Arthur, respectivement électrique et acoustique, s'y épanouissent, aériennes et colorées, moins maquillées en pseudo-synthés. Le temps d'une revisite du titre Building Castles in the Sky tiré de leur premier EP, The Airplane conclut l'album sur No Friends of Mine, une neo-soul hantée avec la participation de la chanteuse Awa Ly.

On l'a vu, l'album multiplie les genres, voire les hommages à ses modèles. Mais il a aussi ses fantômes. Un en particulier plane ici : celui du père d'Arthur. Le leader du groupe a eu la douleur de perdre son paternel à l'aube de la préparation du disque. Les nuits qu'Arthur a passées à peaufiner les arrangements des morceaux des mois durant ont été son refuge, la façon qu'il a trouvée pour occuper son esprit et affronter sa peine, refouler sa tristesse. De son deuil naîtra une nouvelle perle de l'album : Goodbye. Une chanson tout en douceur, limite downtempo, aux paroles plus que claires et qui vous fait monter les larmes aux yeux. Je connais peu de chansons où il est question du deuil du père. Mais Goodbye trône haut parmi les meilleures à mes oreilles. Arthur adresse à son père un ultime geste de la main, non pas en musique, mais en vidéo dans l'ultime pépite du disque : Do You Hear Me. Une chanson d'amour ? Dur à dire. D'amour à la musique, très clairement. Un bijou pop qui m'emplit de bien-être quand résonne son refrain :

"Good song speaks so much better than words,
Do you hear me ?
Good song sounds so much better than words in my ears"

Dans le clip, un jeune homme s'éprend d'une voisine. Pour déclarer ses sentiments, point de phrases toutes faites. A la place, une compil, sur cassette, concoctée avec difficulté et passion. Réarrangées dans leur caisse, la tranche des boîtes de cassettes révèlent le refrain de la chanson, "Good song speaks better than words", augmentée d'une signature : Dad. On peut supposer qu'à travers ce morceau, Arthur remercie son père de lui avoir transmis l'amour des bonnes chansons l'ayant mené à la tête d'un groupe aussi passionnant que The Airplane. Rien que cela fait de l'album du groupe un cri d'amour à la musique, voire à toutes les musiques, dont toutes celles qu'on a énumérées dans cette chronique : rock, prog, pop, trip-hop, synthpop, soul, hip-hop, neo-psychedelia...

L'écoute de The Airplane me rappelle l'importance de creuser dans la sphère indépendante pleine de trésors condamnés à une reconnaissance loin en dessous de leur qualité. C'est en tout cas toujours avec un immense plaisir et beaucoup d'émotions que je me le repasse de temps en temps. L'annonce de leur séparation fin 2020 et la disparition de toute perspective d'avoir une suite discographique du quatuor a été un petit choc. Mais la vie est ainsi faite. On peut déjà se réjouir que le groupe ait eu le temps d'offrir au monde un seul album aussi réussi et prenant. À défaut d'une autre galette de leur part, il y aura toujours d'autres groupes passionnants qui ne balayeront pas pour autant The Airplane de mes souvenirs. Et même s'ils ne touchent qu'un public très restreint, il faudra être à leur hauteur et leur faire savoir l'impact sensoriel qu'ils auront eu sur ne serait-ce qu'une poignée de gens. J'espère qu'Arthur, Greg, Joris et Alex s'épanouissent aujourd'hui dans d'autres projets et sauront à l'avenir nous émouvoir avec la même intensité.

FluiditéA quel point l'album est digeste sur la durée de l'écoute. 1/5 : Chaque note parait plus longue que la précédente. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose 5/5 : L'album s'écoute facilement, le temps passe vite
PsychédélismeIndice sur le côté psyché de l'album. 1/5 : On est dans le concret, le dur. 5/5 : vous voyez des couleurs défiler devant vos yeux et la musique vous propose un voyage initiatique en vous-même
ClartéL'album est superbement produit, le son est de velour et vous donne envie de jouir, 5 sur 5. Si au contraire, l'album est produit avec des jouets toys'r'us; et donne envie à vos oreilles de saigner de s'autoflageller avec un port jack de 1.5m, alors 1 sur 5
Consigne du maître nageur :
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Slip de bain

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The Airplane
"The Airplane"