Tool - Lateralus

Du calcul mental aux algorithmes spirituels

Quand j'étais au lycée, mes parents avaient offert à un groupe de répéter dans une pièce désaffectée du bâtiment où nous habitions, et j'avais pris l'habitude d'aller assister à leurs répétitions. Très vite, un des membres utilisa la salle pour son nouveau groupe, Lost Soul. Ce fut ma porte d'entrée dans le monde du metal progressif. Il faut dire que son jeune guitariste, c'était Pierre Danel, aujourd'hui tête pensante du groupe de Djent parisien Kadinja. À l'époque, Facebook n'était pas encore totalement démocratisé et le réseau social de référence pour les musiciens était Myspace. Les pages de groupes avaient la particularité d'avoir un onglet dédié aux influences. Lost Soul y avait bien sûr mis les plus grosses références du genre : Dream Theater, Opeth ou encore Tool. Ce dernier nom en particulier m'a frappé car ce n'était pas la première fois que je le croisais. Je l'avais notamment lu dans un magazine, un paragraphe étant dédié à la sortie d'un livre à la couverture intrigante, Tool - Reflets et Métamorphoses de Christophe Muller. Mais les quelques lignes ne renseignaient absolument pas le lecteur profane sur le style musical du groupe. Puis, sur des sites de vente, alors que je m'intéressais au groupe A Perfect Circle, les albums de Tool venaient évidemment se glisser en suggestion, chanteur commun oblige. Et une fois encore, les visuels avaient de quoi piquer la curiosité. Mais pour que ce nom apparaisse dans les références d'amis musiciens et ainés, il devait y avoir là-dessous quelque chose d'un grand intérêt. Youtube était alors le meilleur moyen d'écouter de la musique inconnue pour moi. Le premier résultat fut une vidéo de dix minutes, intitulée Parabola. La boite de Pandore fut grand ouverte et mon esprit marqué au fer rouge.

Tool Camion Blanc.jpg Tool - Reflets et Métamorphoses, de Christophe Muller aux éditions Camion Blanc

Rarement un groupe ne m'aura autant dérouté pendant mon adolescence et durant mon éducation musicale. Il faut dire que Tool est une entité complexe, sur laquelle les analystes se sont longtemps cassé les dents. Le quatuor s'est évertué à brouiller les pistes, à semer de faux indices à l'image de la lacrymologie, courant philosophique fictif monté de toutes pièces et présenté comme influence majeure. Maynard James Keenan est l'un des rares frontmen à préférer l'ombre du fond de la scène aux projecteurs. Bien à l'abri derrière ce rideau de fumée, Tool a brillamment concocté une entité audiovisuelle complète et fascinante, résultat de l'incroyable alchimie entre une musique complexe mais prenante et un univers visuel riche, dérangeant, onirique et irréel. Il faut dire que Tool compte parmi ses membres le guitariste Adam Jones, fort d'une grande expérience en conception d'effets spéciaux pratiques dans le milieu Hollywoodien (présent aux génériques de Jurassic Park ou Terminator 2, des broutilles…) et d'un sens artistique et esthétique singulier. Il réalise tous les clips vidéos et un grand nombre de visuels du groupe. Pour être honnête, quand on voit ce qui sort de l'imaginaire de cet homme, la simple perspective de se retrouver dans sa tête a de quoi terrifier.

Je pense que les clips de Tool me hantent tant car ils cernent mon subconscient, mes craintes et mes angoisses. Je ne compte pas Prison Sex et Sober, les deux clips tirés de l'album Undertow, réalisés avec des techniques de claymation et de stop-motion. Mais les quatre clips des ères Ænima et Lateralus ressemblent à mes rêves et à mes cauchemars. Ils atteignent ce fragile point d'équilibre entre l'irréel et le plausible, le naturel et l'horrifique, l'immensité et la claustrophobie. Le bestiaire des protagonistes joue avec les codes du body horror d'une manière que Cronenberg, Lynch ou encore le peintre Francis Bacon n'auraient pas reniée. Tout est dépeint à travers un prisme monochrome de bleu-gris, à l'abri du soleil, comme noyé sous des kilomètres d'eau ou de terre. L'imagerie s'inspire tant de la science-fiction que de l'occultisme… À la simple vue de ces images, je ressens entre mes doigts les textures projetées sur l'écran. Je retrouve la sensation de perte totale de repères de ces rêves qui semblent durer une éternité et dont il est impossible de s'extirper. Tout y est viscéral à un degré absolu. Et la musique étrange et sinueuse du groupe, la voix mystique de Maynard James Keenan portent cet ensemble dans une dimension nouvelle pour les sens. Tool est une entité infiniment immersive, et c'est avec l'album Lateralus que la formule a atteint son plus grand degré de pureté.

Tool.jpeg Adam Jones, Maynard James Keenan, Justin Chancellor, Danny Carey

Lateralus sort pratiquement cinq ans après son prédécesseur, l'acclamé Ænima. Il faut dire qu'à l'époque, le label du groupe, Zoo, est intégré par Volcano, et un long conflit juridique oppose Tool et la nouvelle maison-mère. Entretemps, Maynard James Keenan intègre le groupe A Perfect Circle, fondé par Billy Howerdel, technicien guitare d'Adam Jones en tournée, et leur premier album Mer de Noms sort en mai 2000. À l'automne, Tool rentre en studio avec le producteur David Bottrill, déjà aux manettes pour Ænima et qui parallèlement à Lateralus, produit Origin Of Symmetry de Muse. Lateralus pousse plus loin l'exploration des territoires rock et metal progressif entamée sur Ænima et délaisse l'humour pince-sans-rire et satirique de ce dernier pour aborder des thématiques plus philosophiques et spirituelles qui se pressentent jusque dans la pochette du disque signée par l'artiste psychédélique Alex Grey, l'écorché d'un homme dans une pose reprenant l'imagerie chrétienne.

Le premier son entendu quand on lance l'album, c'est le départ d'un ascenseur. Un sample des plus appropriés, bien que des années après je ne saurais toujours pas dire si l'auditeur embarqué s'envole vers des hauteurs jamais atteintes par l'homme ou au contraire plonge dans des profondeurs insondées à ce jour… Le titre The Grudge démarre et annonce la couleur : un riff hypnotisant, une guitare lourde et pesante, une basse au contraire cristalline, incisive et tranchante jouant la mélodie, comme si les deux instruments avaient échangé leurs rôles traditionnels. Le jeu de batterie virtuose et tribal de Danny Carey, tout en toms, garde cymbales et caisse claire pourtant essentiels pour plus tard, le tout sur une rythmique impaire en cinq temps, incroyablement instinctive, même pour les profanes biberonnés au trois et au quatre temps. Enfin le chant de Maynard James Keenan, lancinant, dramatique sans effort, tout en voix naturelle, charismatique sans le besoin d'être mis devant les instruments dans le mix équilibré comme il le faut. Pas de technique vocale extrême propre au metal, du moins jusqu'à un final porté par un rugissement puissant et continu sur 24 secondes, histoire de rappeler que derrière une apparente économie de moyens ne se cache pas une incapacité à sortir l'artillerie lourde.

La suite de l'album se déroule naturellement, avec une homogénéité remarquable laissant à peine transparaitre sa réelle complexité. Le titre Schism en est le meilleur exemple. Parmi les plus cultes de l'album, avec l'introduction de basse légendaire de Justin Chancellor, le morceau ne compte pas moins de 47 changements de signatures rythmiques. Une telle irrégularité ne pourrait a priori que perturber l'écoute, faire ressentir de manière décuplée les à-coups d'une démarche butant fréquemment sur le pavé. Et c'est justement la signature des très grands compositeurs de parvenir à lisser en apparence une partition si complexe, de gommer ces changements de rythmique et donner l'illusion à l'auditeur qu'il est bien sur une ligne droite dans sa plus grande pureté. Avec Schism, Tool parvient à aligner les astres et à synthétiser un précipité alliant beauté mathématique et musicale, car comment rester insensible aux harmonies vocales désespérées du pont du morceau… Une performance d'ailleurs récompensée par un Grammy en 2002 !

Mais le sommet de cette alchimie est atteint plus loin sur l'album avec son morceau-titre Lateralus, que je considère définitivement comme la pierre philosophale du metal progressif. Le morceau entier est conçu autour de la suite de Fibonacci, une suite mathématique d'entiers dont chaque terme est le résultat de la somme des deux termes précédents. Tout dans le morceau renvoie à cette suite ou à certains de ses termes, que ce soit la durée de l'introduction, le choix des signatures rythmiques, la durée en syllabes de chaque ligne des paroles… Internet regorge de pages recensant toutes les subtilités et toutes les références à la suite incorporées dans le morceau et vous renseigneront mieux que moi sur la portée folle et titanesque du projet. Vous aurez aisément saisi à quelle point la conception du morceau dut être un chantier complexe et millimétré, où la moindre erreur entraînait l'impossibilité pour les pièces maîtresses de s'imbriquer et résultait en un effondrement de l'édifice. Mais une œuvre musicale où les contraintes mathématiques priment sur la spontanéité ne tue-t-elle pas le ressenti et l'émotion, surtout pour une chanson qui parle du problème de la suranalyse ? Là encore le génie de Tool révèle toute son étendue, car au-delà de toute cette architecture archi complexe, Lateralus est un morceau absolument sublime. Adam Jones offre un de ses plus beaux riffs qu'il fait monter dans une introduction à dresser les poils. La structure tisse une véritable trame et narre une histoire avec ses péripéties, ses éléments perturbateurs, ses moments forts et ses accalmies rappelant avec doigté le retour de la pleine puissance de feu… Le tout aboutit à un des climax les plus intenses et épiques de l'histoire de la musique moderne. Les mots ne suffisent pas à établir à quel point ce morceau possède un siège à son nom dans tous les Panthéons, Olympe et Valhalla du 4ème art…

suite-fibonacci.jpg La suite de Fibonnaci, au cœur du morceau Lateralus

La portée conceptuelle de Schism et Lateralus ne font néanmoins pas d'ombre au reste de l'album, qui reste passionnant sur la longueur. The Patient parle de la mère paralysée et paraplégique de Maynard James Keenan, un thème qui se retrouvera plus tard au centre de l'album 10 000 Days. Ticks & Leeches, morceau plus brutal, se fait une critique de l'industrie musicale parasitaire, engrangeant les bénéfices du labeur des musiciens, inspirée par le différent entre le groupe et Volcano. Il y a bien sûr la "ballade" Disposition, nouvelle démonstration de la virtuosité de Justin Chancellor, déroulant un jeu de basse filé tout en harmoniques. On y retrouve également l'influence sur le groupe des musiques spirituelles orientales, avec l'utilisation des tablas indiens par Danny Carey. Une influence qui se ressent également dans l'introduction du morceau-fleuve Reflection avec le motif mélodique d'un instrument traditionnel évoquant les hautes montagnes de l'Asie.

Pour conclure, vous l'aurez compris avec mon introduction, impossible pour moi de faire l'impasse sur le diptyque Parabol/Parabola en milieu d'album. Parabol est une des pièces musicales les plus douces que je connaisse. Le timbre velouté de la guitare, la voix légèrement trafiquée pourvue d'une impression d'irréel et éthérée, l'écho naturel plantant le décor d'un immense temple de pierre à l'abri de la lumière… Tout fait du morceau une invitation à la méditation, un appel à une dimension spirituelle, le clou étant enfoncé avec le râle guttural de Danny Carey émulant le chant "om" des moines bouddhistes. Parabola porte le thème introduit par Parabol et le mue en un metal puissant et lourd, Adam Jones et Justin Chancellor utilisant un accordage exceptionnellement bas. Et il y a encore une fois ce clip qui me transporte. La section Parabol nous présente un trio d'humanoïdes en costume dont la rencontre prend la forme d'une cérémonie occulte. Tandis que Parabola met en scène une créature lilliputienne aux côtés d'un être humanoïde joué à l'écran par l'ancien benjamin de Massive Attack, monsieur Tricky en personne, aux prises avec une gigantesque entité cellulaire. La section finale, animée par Alex Grey, reprend les visuels psychédéliques, anatomiques, le concept de troisième œil et le fait de rejoindre un plus grand plan de conscience spirituel et universel…

Lateralus est définitivement plus qu'un simple album et pour moi n'est pas loin d'une œuvre totale. Il parait presque étonnant vu sa structure, ses idées et son appartenance au courant progressif qu'il ne soit pas considéré comme un album concept. Et quand un disque pareil, aussi complexe, pratiquement élitiste, sort enfin à la face du monde, peut-on espérer un succès commercial ? Ça ne coule pas de source. Et pourtant Lateralus s'est écoulé à plus d'un demi-million d'exemplaires lors de sa première semaine d'exploitation, atterrissant d'office à la première place du Billboard américain. Il finira certifié double-platinum deux ans après sa sortie. En 2006, 10 000 Days suivra le même chemin vers la plus haute place des ventes américaines. Fear Inoculum reproduira le même exploit en 2019 malgré une quasi-inexistence médiatique de Tool pendant 13 ans. Le constat est clair : le groupe a réussi à se muer en une machine à succès malgré une farouche intransigeance artistique, une musique complexe et un rythme de parution de plus en plus espacé avec le temps. C'est une entité adulée, respectée, que le poids des années ne parvient pas à faire tomber dans l'oubli. Et Lateralus est son plus bel héritage, un monument, une des merveilles de la musique contemporaine. S'il fallait avoir un regret ? Que le morceau-titre n'ait jamais été honoré de son propre clip…

ImmersionIndice de l'immersion dans le voyage musical. 1/5 : l'album s'écoute les pieds bien au sol 5/5 : l'album vous emmène dans un tunnel de couleur et de sensations
ProfondeurIndice sur la densité de contenu de l'album 1/5 : album au propos plutôt dépouillé voire superficiel, on en fait rapidement le tour, on l'assimile très vite 5/5 : album au contenu très riche, plusieurs écoutes seront indispensables pour espérer en capter l'essence
PsychédélismeIndice sur le côté psyché de l'album. 1/5 : On est dans le concret, le dur. 5/5 : vous voyez des couleurs défiler devant vos yeux et la musique vous propose un voyage initiatique en vous-même
FluiditéA quel point l'album est digeste sur la durée de l'écoute. 1/5 : Chaque note parait plus longue que la précédente. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose 5/5 : L'album s'écoute facilement, le temps passe vite
Consigne du maître nageur :
Bouteille de plongée
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