Il y a quelques années, j'ai fait un rêve qui me hante encore…
Un véritable schisme s'était opéré au sein de la communauté punk à cause d'une question d'ordre quasi-religieux : établir si Patti Smith était bien la marraine, la messie du courant. Le conflit avait atteint le stade où il ne pouvait plus se résoudre que par les mains. Par une nuit noire d'encre, je faisais partie des rangs des partisans de Smith et nous faisions face à ses opposants. Un signal tacite et le combat s'engagea, une bataille rangée à mains nues ou au bâton. Je me retrouve face à un type au visage emmitouflé dans son foulard et encapuchonné. Un bref échange de coups, d'esquives, et je lui assène un violent coup au visage. Il s'effondre et ne se relève pas. Je suis saisi d'horreur devant les conséquences inutilement brutales que ce conflit n'aurait jamais du atteindre. Je ne voulais certainement pas tuer ce type. Un doute effroyable s'immisce alors doucement en moi… je fouille le corps à la recherche de ses papiers, et découvre effaré l'identité de ma victime. L'homme qui git devant moi, dont l'affiliation dans le conflit me dépasse et dont je porte le sang sur les mains… c'est Justin Trosper.
Il faut dire qu'à l'époque j'étais obsédé par le groupe dont ce chanteur-guitariste fut le leader : Unwound. Une obsession qui avait démarré par la découverte du dernier album de la formation, Leaves Turn Inside You, sorti le 17 avril 2001, il y a 20 ans jour pour jour à la sortie de cette chronique. Le peu que j'avais entendu de ce double-album par Internet m'avait tant fasciné que je réécoutais quotidiennement certains extraits de quelques dizaines de secondes. C'était ma façon de tester la marchandise avant de l'acquérir au format CD, profane du streaming musical que j'étais. Le début de cette lubie concordait peu ou prou avec un séjour à Malte, état insulaire d'à peine 316 km2 perdu au milieu de la Méditerranée. Et dire que je pensais dénicher cette perle dans les bacs de ce qui est probablement le seul disquaire de la Vallette, naïf que j'étais. Il n'y a pas une grande enseigne de vente de disques que je connaisse qui possède un bac au nom du groupe, aussi fournie sa section "rock indépendant" soit-elle. Je ne crois pas à ce jour avoir repéré la moindre de leurs galettes à l'onglet "divers U". Il faut dire que l'indépendance se trouve au coeur de l'histoire du groupe, fortement rattaché au label Kill Rock Stars, et sa notoriété semble avoir peu dépassé les frontières de son vivant. Unwound n'a que peu tourné en dehors des US, le site setlist.fm ne rapportant par exemple pas plus de huit dates françaises dans des salles dépassant rarement le café-concert lors de ce qui semble avoir été la "grande tournée" européenne de sa carrière au printemps 1999. Pourtant aujourd'hui Unwound est bel et bien ce qu'on appelle un groupe culte, Internet ayant sans doute permis d'exporter le mythe avec le temps.
À la base le groupe, d'abord appelé Giant Henry, s'était formé au lycée avec Trosper au chant et à la guitare, le bassiste Vern Rumsey et le batteur Brandt Sandeno. Ce dernier laissera rapidement sa place derrière les fûts à Sara Lund une fois le groupe rebaptisé en 1991. Le trio a traversé les années 90 au sein de la scène rock underground de leur ville d'Olympia dans l'état de Washington, faisant fi du mouvement grunge malgré l'extrême proximité de Seattle. On peut pourtant voir des similitudes dans les influences : Unwound était abreuvé au punk hardcore américain de Black Flag, aux expérimentations guitaristiques arty de Sonic Youth, au post-hardcore de la première vague de Husker Dü ou de leurs proches aînés de la côte est, Fugazi… De tout cela, il distilla un post-hardcore lorgnant vers un noise rock angulaire, une musique abrasive, sinueuse, riche et chargée d'émotions complexes. D'années en années il fila une discographie pratiquement irréprochable, constituée d'albums jouissifs, comme Fake Train (1993), New Plastic Ideas (1994) ou Repetition (1996) pour n'en citer que quelques-uns. Aujourd'hui ces disques sont les vestiges précieux d'une scène confidentielle en véritable ébullition créatrice. Ces années, le groupe les passe également sur la route lors de tournées intensives, majoritairement aux US comme on l'a vu plus tôt, parfois en Europe voire au Japon. Mais leurs concerts se distinguent étonnamment par leur modestie. Il faut dire qu'aux Etats-Unis, les clubs où les concerts se produisent sont souvent fermés aux mineurs à cause de la vente d'alcool, or le groupe souhaite rendre leurs shows accessibles à tous les âges, ayant eux-mêmes bénéficié de concerts ouverts aux plus jeunes à Olympia. De fait, outre les petites salles, Unwound se produit dans des sous-sols, des restaurants, chez des particuliers ou des disquaires, souvent avec une sonorisation artisanale et sans light-show. Des conditions rudimentaires qui n'entravent en rien l'intensité de leurs performances guidées par la passion des trois musiciens.
Bref, Unwound est une petite machine, modeste mais bien huilée, qui a taillé son petit bout de chemin pendant près de 10 ans. Puis vint le tournant du millénaire et ce Leaves Turn Inside You sorti le 17 avril 2001. Déjà plus de trois ans séparent ce septième album de son prédécesseur, Challenge for a Civilized Society, sorti en janvier 1998. Une première dans leur carrière, dont les sorties ont été jusqu'ici bien plus rapprochées. Un gap tout à fait logique puisque le disque marque une rupture colossale à tous les niveaux avec ses aînés. Trosper, Rumsey et Lund ont voulu prendre le temps de revoir leur méthode de travail, leur approche de la composition, pour se permettre d'expérimenter… Même s'ils avaient déjà essayé des choses, comme une trompette sur un titre sur Challenge for a Civilized Society, leur palette sonore s'élargit grandement, incorporant de nombreux claviers, allant du piano au synthétiseur en passant par le mellotron. Le groupe réincorpore d'ailleurs son ancien batteur Brandt Sandeno, désormais préposé à certaines de ces parties de claviers. Les trois musiciens vont surtout remercier leur producteur Steve Fisk, aux manettes de l'intégralité de leur discographie, et produire eux-mêmes l'album avec les moyens du bord.
Quand on lance la lecture, il y a de quoi perdre pied. We Invent You s'ouvre sur deux minutes de drone monotone. L'auditeur se retrouve à planer dans l'irréel, bercé par les légères fluctuations d'oscillateur, les aller-retours d'harmoniques subtiles. Tandis que ce brouillard se dissipe enfin, on est cueilli par un duo de guitares cristallines lancinantes… Point de rage, de nervosité ou encore de motifs anguleux, Unwound fait définitivement peau neuve. Deux voix célestes s'élèvent, tandis qu'on peut percevoir dans le fond une batterie dont les cymbales sont comme parasitées par une phase irrégulière. Enfin, un mellotron dans sa plus pure tradition prog symphonique 70s apporte l'ultime touche atmosphérique. Fini le post-hardcore noisy et saccadé. We Invent You introduit un post-rock des plus apaisés, au grain sonore lo-fi, dégageant une sensation d'apesanteur béate et harmonieuse. Le morceau fait partie des ces quelques ouvertures d'album sublimes et parfaites, capables de dresser chaque poil de mon corps de la première à la dernière seconde. La musique me transporte tant que l'oreille aguerrie que je suis parviens à faire fi de toutes les imperfections sonores où les choix techniques qu'aucun ingénieur du son professionnel sain d'esprit n'aurait approuvé. Cela se ressent notamment à travers tout l'album dans le traitement des voix. Quand il est par exemple de coutume de placer les voix au centre de l'espace stéréo du morceau (vous les percevez au centre car vos oreilles gauche et droite reçoivent la même information), Trosper n'hésite pas à coller son chant de façon extrêmement latérale à gauche ou à droite. L'utilisation des effets est également perturbante, comme la mise en place d'un trémolo (la variation cyclique rapide du volume entre deux valeurs allant du silence au volume maximum) sur la voix, ou comme on l'a vu plus tôt, le phaser sur la batterie.
Leaves Turn Inside You, c'est un peu "l'album de la maturité" pour Unwound, la détestable expression utilisée à toutes les sauces par la critique musicale s'accordant généralement à désigner pour un groupe de rock un album sur lequel la musique est plus calme ou plus complexe. Quand leurs précédents enregistrements étaient par essence la restitution d'une performance live en trio, ils se permettent ici d'empiler les couches instrumentales, les overdubs de guitare ou de voix. Les morceaux de l'album dégagent quelque chose de frais et d'inédit dans les airs joués, une impression sûrement dûe à l'utilisation par Justin Trosper de nombreux accordages alternatifs de sa guitare lui permettant d'explorer aisément des motifs trop délicats à jouer en accordage standard. C'est un ressenti bien présent dans les arpèges du sublime Look A Ghost. Le groupe poursuit cette exploration d'une musique plus posée et moins saturée : à travers les accords langoureux de One Lick Less en ouverture du second disque, ou par le pur indie rock de Scarlette… Il y a bien sûr October All Over, un petit joyau se réappropriant les codes du post-rock, à savoir la délicatesse et une profonde mélancolie. On frôle même la pop baroque sur Demons Sing Love Songs et sa ligne de clavecin. Les moments les plus hantés comme Radio Gra chargés de claviers, de mellotron ou de textures altérées par les imperfections de la bande ne sont pas sans rappeler les bandes-sons d'Akira Yamaoka pour la saga Silent Hill. Unwound n'a néanmoins pas tout oublié de son impétuosité punk et couche sur le disque des morceaux plus nerveux sans pour autant renouer avec le bruit et la fureur de ses beaux jours. Dans ce style, on trouve December, chanté par le bassiste Vern Rumsey, Off This Century ou encore Summer Freeze. Le groupe s'offre même le luxe de morceaux-fleuves avoisinant les 10 minutes, comme le sombre Terminus, paré d'une superbe partie de violoncelle dramatique, ainsi que Below the Salt en fin de tracklist, plage toute en atmosphère, d'une beauté tragique à vous arracher les larmes. Les 75 minutes de l'album s'achèvent sur Who Cares, courte reprise en apothéose du thème de l'ouverture du disque, suivie d'une piste pas vraiment cachée d'un jazz toute en bonhomie et en swing.
Leaves Turn Inside You est un chef-d'œuvre à n'en point douter. Pourtant, quand je me relis ici, j'ai l'impression que mes mots ne lui font pas justice. Mes tentatives de description de son contenu semblent peiner à traverser la croûte pour aller au cœur de l'œuvre, elles n'en sont qu'un aperçu superficiel. Il y a dans cet album un quelque chose sur lequel je n'arrive pas à mettre le doigt mais qui en fait pourtant toute la sève. Sans doute faut-il parfois s'avouer vaincu, et reconnaitre la vérité de l'adage : une écoute vaut bien mille mots. À défaut de pouvoir vous convaincre du génie de ce disque, je ne peux que vous implorer de lui accorder une heure et quart de votre temps et de vous faire votre propre idée. Je vous invite à perdre pied, comme moi, dans cette musique à la fois familière et terriblement singulière, à entretenir le culte et à ne pas laisser mourir le souvenir d'Unwound. Car oui, Unwound n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir.
Après la sortie de l'album, le groupe s'en alla le défendre sur scène. Afin de restituer la richesse de ses nouveaux morceaux, il partit sur les routes accompagnés de Brandt Sandeno, toujours préposé aux claviers, ainsi que d'un second guitariste, David Scott Stone. Unwound tourna en quintette jusqu'à la fin de l'année 2001 puis renonça somme toute assez vite à ce nouveau line-up. Le trio central Trosper-Rumsey-Lund tira ses dernières cartouches au début de l'année 2002, jouant un ultime concert dans leur berceau natal d'Olympia le 1er avril et annonça sa séparation le même jour, ce qui laissa forcément planer quelques temps le doute quant à un potentiel poisson d'avril. Chacun se consacra à de nouveaux projets musicaux et perpétua la petite scène indépendante d'Olympia. Le culte autour du groupe et de Leaves Turn Inside You s'amplifiant avec internet, l'espoir de voir un retour du trio est probablement resté chez certains. Et malheureusement cet espoir s'est définitivement éteint l'été dernier, avec l'annonce du décès de Vern Rumsey à l'âge de 47 ans. La nouvelle de sa mort m'a ébranlé comme je ne l'avais peut-être pas été depuis le décès de David Bowie. Les réactions et les hommages de musiciens et de fans furent nombreux, et beaucoup soulignèrent combien le jeu de basse de Rumsey au sein d'Unwound avait été une énorme inspiration.
Leaves Turn Inside You est un album influent et d'une importance capitale dans l'histoire de la musique. Il fait partie de ces disques qui rappellent que tout est possible. Qu'un petit groupe underground a le pouvoir de transformer toute une scène. Qu'un album autoproduit peut avoir un grand impact. Que toutes les audaces sont permises et peuvent aboutir au succès. Que la philosophie Do It Yourself peut déplacer des montagnes. De tous les petits embryons d'Unwound actuels disséminés à travers le monde, très très peu connaitront le début d'un destin similaire. Mais il y en a une petite poignée, qui aujourd'hui ou demain, parviendront d'un garage, avec un matériel rudimentaire, à pondre un chef-d'œuvre dont on se souviendra dans 20 ans. Cette histoire est un peu celle de nombreux artistes qui ont émergé avec Internet, comme la nouvelle scène rap sur Soundcloud. Le monde pourrait encore nous réserver quelques surprises du même acabit. La cour des miracles n'a pas encore fermé ses portes…
Unwound
"Leaves Turn Inside You"
- Date de sortie : 17/04/2001
- Label : Kill Rock Stars
- Genres : Indie, Post-Rock, Post-Hardcore
- Origine : Etats-Unis
- Site : http://unwoundarchive.com/